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rivages de la Méditerranée. » En vérité, nous craignons que M. Rohlfs ne fasse beaucoup trop d’honneur à l’intelligence politique de nos intransigeans.

Une grande religion, qui compte des millions de fauteurs et d’adhérens répandus sur la surface de la terre, est au gré de certaines gens une trop vaste patrie ; ils n’aiment pas à vivre pêle-mêle avec une multitude d’inconnus, à se sentir perdus dans la foule. Ceux qui préfèrent les petites patries aux grandes trouvent à contenter leurs goûts en se faisant affilier à quelque confrérie religieuse, où les places sont numérotées, où les liens sont plus étroits, où la discipline est plus sévère. On y célèbre des fêtes de famille, on s’y sent l’objet d’une grâce spéciale, on peut se regarder comme un instrument, comme un vase d’élection, qui a des droits tout particuliers aux attentions du ciel et à la déférence des hommes. A mesure que décroissait la puissance des Osmanlis et du khalifat, on a vu se multiplier à l’infini les confréries ou congrégations musulmanes, dont la propagande de plus en plus active étendait partout ses conquêtes ; elles pullulent, elles fourmillent à ce point qu’il n’est plus en Afrique, nous dit M. Rohlfs, un seul endroit où l’on n’en trouve au moins une. Toutes ces confréries ont été fondées par quelque marabout, par quelque saint personnage, qui a opéré des miracles et combattu les combats du Seigneur. Un curé de Saint-Eustache disait jadis du Normand Jean de Launoy, critique savant et intrépide qui avait détrompé de l’existence de plusieurs saints : « Je lui fais toujours de profondes révérences de peur qu’il ne m’ôte mon saint Eustache. » Si le mahométisme venait à produire un de Launoy, certains marabouts admirés pour leurs vertus n’auraient qu’à se bien tenir. La confrérie des Shussis, à laquelle M. Rohlfs eut affaire, a été fondée en 1849 ou 1850, par Si Mohammed Snussi, qui, né à Tlemcen, avait fait ses études à Fez et fréquenté l’université célèbre de Karuin. On sait que, dans toute l’Afrique du Nord, ce qui vient du Maroc est plus vénéré encore que ce qui vient de la Mecque. Comme plus d’un saint de toute provenance, Si Mohammed appartenait à la race des habiles ou des renards. Il se rendit à Constantinople, s’insinua dans les bonnes grâces de Sa Hautesse, obtint un firman qui lui octroyait de pleins pouvoirs pour fonder un nouvel ordre, dont il institua le siège principal à Djaradub, dans la glorieuse oasis où Jupiter Ammon rendit autrefois ses oracles. L’ordre a prospéré, il est devenu une puissance, il se mêle de beaucoup de choses qui ne le regardent pas, il intrigue, il conseille, il commande et on obéit. En passant à Malte, M. Rohlfs avait constaté que le clergé y détient le quart du revenu de toutes les terres. En parcourant la Tripolitaine et le désert libyque, il a constaté également que les Snussis, qui ont fait vœu de pauvreté, qui vivent d’aumônes, de charités, de la manne que leur envoie le ciel, sont devenus les maîtres d’Audjila,