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son air de franchise, de belle humeur et de force, son esprit de ressources et son imperturbable aisance ; comment il s’engageait dans un pas difficile, et comment tout d’un coup il s’en tirait. Mais de s’intéresser aux personnages du drame, de croire à leur existence, à leurs joies, à leurs douleurs, d’avoir enfin cette illusion que doit procurer le1 théâtre, de cela, entendez-vous, il n’était pas question. Et si le public, dans cette soirée, n’a pas eu son compte de plaisir et d’émotions, ce n’est pas, quoi qu’on ait dit, parce que l’ouvrage, tel quel, est incomplet, parce qu’on ne représente à la Gaîté que les deux premiers des quatre drames qui forment la légende scénique de Monte-Cristo, et qu’ainsi nous voyons seulement récompenser les bons et non punir les méchans. Non, non, nous n’avons pas toujours au théâtre une idée si présentement exacte de la justice distributive ; l’espèce humaine au fond est optimiste, parce qu’elle est débonnaire et parce qu’elle est présomptueuse ; elle croit plus solidement au paradis qu’à l’enfer, et quand la famille Morel a reçu le prix de ses bonnes œuvres, nous nous passerions à la rigueur de voir le comte de Morcerf et M. de Villefort obtenir le châtiment de leurs fautes.

Ce qui nous gêne à présent, ce n’est même pas, comme on pourrait croire, le décousu de l’intrigue après les coupures que M. Maquet a faites pour cette reprise, ni l’obscurité de certaines scènes que d’autres éclairaient jadis : ce n’est rien de tout cela, car telle scène se suffit à elle-même, les spectateurs l’acceptent sans trop s’occuper de ce qui la précède ou la suit, et bénévolement ils consentent à interrompre, à reprendre, à morceler, pour ainsi dire, leur amusement ou leur intérêt. Qu’est-ce donc qui fait qu’on n’assiste plus à ces aventures qu’avec ce détachement d’esprit si contraire au plaisir propre du théâtre ? Qu’est-ce qui fait qu’on ne souffre pas, qu’on n’espère pas avec le héros, mais qu’on regarde seulement le drame comme un exercice de l’auteur, et qu’on met seulement à considérer par quel expédient il se tirera d’affaire à peu près la même curiosité qu’à guetter comment le gros M. Dumaine, chargé de représenter Dantès, se substituera dans un sac au maigre M. Talien ? Oui, en vérité, c’est un intérêt de même sorte : on prend à voir évoluer l’imagination considérable et pourtant si leste de Dumas à peu près le même plaisir qu’à voir M. Dumaine manœuvrer sa corpulente personne ; le génie de l’auteur et le visage de l’acteur ont le même air de cordialité copieuse, mais ni l’un ni l’autre ne nous fait croire à la réalité du héros. Et pourquoi, je vous prie, sinon parce que ce héros, comme la plupart des personnages qui l’entourent, n’est qu’un semblant d’homme ballotté par de prodigieux événemens ? Or les événemens ne nous touchent plus guère ; les apparences matérielles de la vie ne savent plus nous tromper : la seule chose, à présent, qui nous importe est la présence de l’homme ; le