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devenus, à partir de ce moment, non-seulement pacifiques, mais affectueux et presque tendres. Il avait accepté avec reconnaissance la médiation de l’ambassadeur de France à Constantinople pour terminer ses démêlés avec les Turcs, et l’intimité mutuelle était même poussée si loin que, le jour de sa mort, on répandit sérieusement à Vienne le bruit qu’il avait désigné Louis XV comme son exécuteur testamentaire.

Si quelqu’un enfin était d’humeur et avait intérêt à veiller à l’accomplissement d’obligations si sacrées, c’était à coup sûr le ministre plus qu’octogénaire à qui le débile Louis XV abandonnait la direction de sa politique. Le traité de 1735 était en effet l’œuvre personnelle du cardinal de Fleury, œuvre glorieuse et à laquelle il devait tenir d’autant plus qu’elle avait établi sur un très grand pied en Europe sa réputation d’habileté et de sagesse. C’était l’apogée de sa longue puissance, et la postérité, qui a gardé de ce politique sénile une si mince opinion, se figure difficilement à quel degré les faveurs persévérantes de la fortune avaient porté son autorité sur ses contemporains.

On n’avait pas vu sans une surprise qui, en se prolongeant, tournait à l’admiration, un vieux prêtre, que ne recommandaient ni le talent ni la naissance, sortir à petit bruit du fond d’une sacristie, monter au faîte du pouvoir à l’âge où d’autres en descendent, s’y maintenir sans défaillance pendant près de vingt années ; et dans cet intervalle, à plus de quatre-vingts ans sonnés, engager une grande guerre, en sortir avec honneur, après des succès qui avaient flatté l’orgueil national et en assurant à sa patrie la possession d’une province qui complétait heureusement son territoire. Ce qu’il y avait de factice et de précaire dans ces avantages, ce qui se mêlait de hasard au bien joué, échappait (surtout à distance) aux regards des spectateurs. Loin de Versailles, on ignorait qu’il n’avait fait la guerre qu’à regret et en tremblant, pour céder à des obsessions de cour, et toujours pressé d’en sortir à tout moment et à tout prix. Encore moins savait-on que ces brillantes campagnes avaient plus épuisé qu’illustré la France et portaient une atteinte profonde à sa prospérité intérieure, mal remise des malheurs de Louis XIV et des désordres de la régence. Fleury seul, peut-être, était dans le secret de ces faiblesses et, ne partageant pas l’illusion commune, craignait toujours de la voir dissiper. Précisément parce qu’il avait tiré du caprice de la fortune et de la loterie des combats une chance inespérée, il n’avait nul souci de remettre au jeu. Sa renommée, tardivement acquise, lui semblait, comme sa vieillesse, merveilleusement prolongée, un bien fragile qui ne tenait qu’à un souffle et que la moindre secousse pouvait faire tomber en poussière. Faire durer sa puissance autant que sa vie, les terminer ensemble et en