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sinon selon son goût ; il avait une voiture et deux petits chevaux blancs dont il raffolait ; il avait peut-être escompté l’avenir. La révolution de février annula ses traités, interrompit ses travaux, et lui laissa pour compte quelques sommes qu’il avait touchées en avance. Il les remboursa, mais avec quelles peines, avec quel labeur ! Ceux qui l’ont connu à cette époque et pendant les dix années qui suivirent peuvent seuls le savoir. Il faisait contre fortune bon cœur et se raidissait, car il soutenait sa famille, qui était onéreuse. Sa vie, inconcevablement laborieuse, a été occupée à subvenir aux besoins de quatre ou cinq existences qui s’étaient accrochées à lui, et sous les exigences desquelles il a pu ne pas fléchir, grâce à une santé inaltérable et à une vigueur peu commune. Plus tard, je parlerai de celui que Baudelaire appelait le maître impeccable, car je fus de son intimité et je l’ai beaucoup aimé, quoique nous eussions des façons de voir qui n’étaient pas toujours pareilles. Il n’a jamais occupé la place qui était due à son talent hors de pair, il le savait et s’en irritait. Une fois, il me dit en souriant : « J’ai porté des cheveux trop longs au temps de ma jeunesse, cela m’a nui dans la considération des bourgeois et m’a toujours empêché d’arriver. » — Ceci était excessif, mais ne manquait pas d’une certaine vérité. En 1849, j’allais le voir assez souvent, il habitait de préférence une sorte d’atelier situé en haut de sa maison ; là il était seul et tranquille. De sa ferme et ronde écriture, il écrivait sans rature le nombre de pages nécessaires à son feuilleton, et, lorsque cette besogne était terminée, il s’accroupissait comme un Turc sur un divan, appliquait un coussin contre sa poitrine, et s’en allait dans je ne sais quel monde enchanté, où il passait quelques bonnes heures. Pour échapper aux lancinemens de la vie, qui alors lui étaient aigus, il faisait des vers, des petits vers de huit syllabes dont le rythme l’avait séduit. C’est à cette époque qu’il a composé presque toutes les pièces d’Émaux et Camées. Un jour, je lui portai la Délivrance de Sakountala, traduite par Chézy, qu’il ne connaissait pas encore. Il en fut ravi, il examinait avec une joie d’enfant les caractères sanscrits placés en regard du texte ; il méditait un voyage dans l’Indoustan et voulait traduire le Mahabarata en vers français. De tout cela il résulta plus tard le ballet de Sakountala, dont Ernest Reyer a fait la musique et qui fut applaudi à l’Opéra. La politique exaspérait Gautier, qui rêvait une humanité éprise de belles formes, contemplant des œuvres d’art, vivant sous des portiques en marbre de Paros, et faisant silence pour écouter les poètes. Il était bon, il était doux, et quoiqu’il ne manquât point d’orgueil, il n’a jamais blessé personne. La civilisation réglée, surveillée où il vivait lui était déplaisante ; nos vêtemens étriqués lui faisaient horreur et lui semblaient une insulte à la beauté humaine. Il racontait sérieusement qu’étant en Algérie