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Tchernigof à Odessa, a eu, durant tout le moyen âge russe, une existence distincte ; il garde encore aujourd’hui une physionomie particulière qui frappe le voyageur arrivant de Pologne ou de Russie ; l’homme, le sol et la végétation se présentent à lui sous de nouveaux aspects. Une race dont l’origine se perd dans la nuit des âges, le Petit-Russien, occupe presque seule cette région ; cette famille slave se distingue du Grand-Russe par un dialecte et des caractères ethnographiques assez tranchés. Le sol est la célèbre terre noire, grenier de l’Europe orientale. Au nord du Dnièpre, de superbes moissons roulent à perte de vue leurs vagues dorées sur un ancien lit de mer ; de loin en loin, une lisière de bois émerge, comme une terre, à l’horizon de ces lames de blé mouvant. Naguère encore, ces moissons alternaient avec d’immenses forêts de chênes, de plus et de bouleaux, qui diminuent chaque jour sous la hache du bûcheron. De nombreuses rivières se traînent au Dnièpre à travers ce pays plat ; leurs eaux, glacées en hiver, lentes et rares en été, grossissent subitement à la fonte des neiges et submergent les champs sous de vastes lacs qui rendent impraticables les communications. Au sud du grand fleuve, la steppe proprement dite commence ; les cultures des colons l’entament de plus en plus ; il n’y a pas un siècle, la steppe régnait, vierge et vide, du Dnièpre à la mer. Ce mot de steppe, bien que très acclimaté chez nous, y éveille des idées assez fausses, des images de désolation morne. Qu’on me permette de traduire ici une page célèbre de Nicolas Gogol, dans ce poème de Tarass Boulba, où il met en scène la vie kosake d’autrefois : Tarass et ses fils se rendent aux campemens du Dnièpre.

La steppe avait saisi les cavaliers dans son étreinte verdoyante. Les hautes herbes, se refermant sur eux, les cachaient, et les pointes des bonnets noirs sillonnaient seules la surface de la prairie. Le soleil rayonnait depuis longtemps dans le ciel pur, inondant la steppe de sa chaude lumière, vivifiante, créatrice. L’âme des Kosaks rejeta d’un coup d’aile tout ce qui lui restait de trouble et de pesanteur ; leurs cœurs frissonnèrent comme des oiseaux qui prennent leur vol… Plus ils allaient, plus la steppe était belle. En ce temps-là, tout le sud, tout l’espace qui forme aujourd’hui la Nouvelle-Russie jusqu’à la Mer-Noire était un désert de verdure vierge. La charrue n’avait jamais passé dans cette mer de plantes sauvages : seuls les chevaux qui s’y cachaient comme dans une forêt les avaient foulées. Rien dans la nature ne pouvait être plus admirable ; toute la surface de la terre semblait un océan vert doré, où brillaient des myriades de fleurs variées. Entre les hautes et grêles tiges des herbes s’élançaient des bluets azurés, glauques, lilas. Les genêts d’or les dominaient, haussant leurs têtes pyramidales ; les petits