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Kosak adressa, après tant d’autres, de sourdes dénonciations au tsar. On n’écouta pas ses premiers émissaires ; il parla plus haut, se fit prendre par les voïévodes et comparut à Moscou dans la chambre de torture avec son fidèle Iskra. Kotchoubey avait-il vraiment pénétré les desseins politiques de Mazeppa ? Ces desseins étaient-ils déjà arrêtés à ce moment dans le cœur de l’hetman ? C’est probable, mais il est difficile de rien affirmer. Les trente-trois chefs d’accusation présentés par le dénonciateur ne constituent pas des charges sérieuses ; ce sont des paroles en l’air échappées à l’hetman, une chanson séditieuse à lui attribuée, de vagues insinuations du roi de Pologne ou de l’intrigante princesse Dolska ; la plupart de ces griefs sont puérils, la haine avait mal conseillé Kotchoubey. D’ailleurs, le vieillard manqua de constance et rétracta toutes ses allégations aux premiers coups de knout. — « Il est si vieux et si cassé, écrit le chancelier Golovkine, qu’à peine si on peut le tourmenter : on risquerait de le voir défaillir prématurément. » Comme par le passé, Pierre écrivit de sa main à Mazeppa pour le rassurer et lui livra les dénonciateurs à discrétion. L’hetman tenait enfin cette vengeance dont la menace grondait vaguement dans ses lettres d’amour ; Kotchoubey et Iskra subirent de nouveau la question à Bièlo-Tserkof, en sa présence ; le 14 juillet 1708, leurs têtes tombèrent devant toute l’armée kosake. — On le voit, sauf quelques légers arrangemens de mise en scène, Pouchkine a suivi fidèlement l’histoire : elle lui donnait les deux situations dramatiques de son poème : le père mis à mort par l’amant de sa fille, le juste méconnu périssant de la main du traître qu’il n’a pu démasquer.

Pierre n’allait pas tarder à regretter cruellement son erreur. Quelques semaines après ces faits, Charles XII, qui semblait menacer Moscou, se détourne brusquement et fond sur les provinces du Sud. L’armée suédoise vient camper sur la Desna, à la limite septentrionale de l’Ukraine. Le tsar écrit à Mazeppa de lever ses milices et de venir le joindre en toute hâte. L’hetman répond qu’il « souffre de la podagre » et que d’ailleurs l’état troublé de l’Ukraine ne lui permet pas de s’éloigner sans danger. En réalité, le Kosak souffrait cette crise d’angoisse de l’homme qui a longtemps nourri un rêve dans le secret de son âme et qui entend sonner l’heure de le réaliser. Ce rêve de l’hetman, c’était l’indépendance de l’Ukraine, la plénitude du pouvoir souverain, une couronne peut-être. Il n’attendait qu’une occasion sûre pour trahir, affirmaient ses ennemis ; l’occasion se levait brusquement avant qu’il y fût préparé ; il fallait jouer le coup de partie. Le héros du Nord était là, sur la frontière ; il semblait avoir fixé la fortune et nul ne croyait, depuis Narva, que l’armée russe fût en état de se mesurer avec les