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simplement le plaisir ? En admettant que l’univers, avec tous les êtres qui le composent, ait une morale, est-il certain que cette morale soit celle des platoniciens, ou des péripatéticiens, ou des stoïciens, ou des chrétiens, et même des mystiques ? Le paralogisme de ceux qui soutiennent les causes finales ou, ce qui revient au même, les causes exemplaires de Platon, nous paraît consister dans la confusion perpétuelle du besoin sensible avec l’intention intellectuelle ou volontaire. Ils croient réfuter le mécanisme universel en montrant qu’un ensemble de molécules inertes et « passives, » par exemple de petits cailloux insécables, ne saurait suffire à expliquer l’univers, et que, pour ne pas tout « réduire à l’inertie et à la torpeur, » il faut placer en tout, à quelque degré, l’activité et la vie. — Assurément, peut-on répondre, et il y faut peut-être placer encore la sensation ; allons même jusqu’à supposer chez tout être des besoins, ne fût-ce que le besoin de persévérer dans l’existence ; on n’a pas pour cela le droit d’ajouter que tout être a des intentions esthétiques ou morales. Il y a dans un tel raisonnement une solution de continuité. Encore bien moins peut-on dire que tout être soit le produit d’une intention qui lui serait supérieure, d’une pensée poursuivant une fin proprement dite, telle que la réalisation du beau et du bien. En un mot, l’universel besoin n’est point la finalité universelle, mais plutôt la face intérieure et psychologique de la nécessité universelle, ἀνάγϰη (anagkê).

Nous ne saurions donc trouver suffisamment établies les conclusions de Leibniz, auxquelles M. Ravaisson se rallie. « La source du mécanisme, dit Leibniz, est la force primitive ; autrement dit, les lois du mouvement, selon lesquelles naissent de cette force les forces dérivées ou impétuosités, découlent de la perception du bien ou du mal, ou de ce qui convient le mieux ; les causes efficientes dépendent ainsi des causes finales. » On voit comment Leibniz passe tout d’un coup de la force primitive, toujours persistante dans le monde en même quantité, et des forces dérivées qui en sont la transformation, à la perception du bien ou du mal. De plus, nous venons de le montrer, ce bien perçu ou plutôt senti peut n’être que le plaisir attaché au sentiment même de l’existence et soumis aux variations du milieu ; dès lors, Leibniz n’a plus le droit de l’identifier aussitôt, comme il le fait, avec ce qui convient le mieux ; à moins qu’il n’entende par convenable non pas le beau ou le bien moral, le ϰαθῆϰον (kathêkon) et le decorum des anciens, mais simplement l’appropriation aux conditions d’existence et la satisfaction primitivement aveugle de la sensibilité. Tout le raisonnement des leibniziens roule donc sur l’ambigüité des termes et même sur une pétition de principe : car on invoque l’universelle tendance au plaisir pour prouver que le plaisir n’est pas l’unique fondement de la