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Le moment était critique. M. de Moustier crut devoir tenter un dernier effort à Pétersbourg. L’ambassadeur de Russie l’y encourageait, mais à sa façon, en lui demandant s’il ne croyait pas le moment venu d’aller de l’avant en Turquie : « Ce n’est pas l’Orient qui me préoccupe en ce moment, répondait M. de Moustier, c’est l’Occident. — Et ependant, ajoutait M. de Budberg, ce serait vous rendre un fier service que d’essayer de faire sortir du Luxembourg les Prussiens, qui n’ont pas la moindre envie de s’en aller. » M. de Moustier ne repoussait pas cette avance. « Essayez, » disait-il, mais il ne comptait en réalité que sur l’intervention de l’Angleterre et de l’Autriche.

On trouvait, à Paris, que le baron de Talleyrand n’apportait pas dans l’accomplissement de sa mission l’ardeur voulue, tant l’altitude du cabinet russe paraissait étrange après toutes les protestations qu’on avait échangées avec lui. On lui reprochait d’avoir négligé de remettre personnellement au tsar une lettre de l’empereur Napoléon au sujet de l’exposition universelle ; on s’était flatté qu’une audience nous vaudrait de précieuses assurances. « Pétersbourg, lui écrivait M. de Moustier, est un point bien important pour nous ; aucune précaution, aucune investigation, aucune explication ne saurait être superflue. Les rapports de la Russie avec la Prusse, dont chaque jour témoigne davantage l’existence, sont pour nous un sujet naturel de préoccupations. Il serait bien intéressant de remonter à leur origine, de les suivre dans leur développement et de mesurer leur portée. Le prince Gortchakof, en nous proposant de nous entendre sur la question d’Orient, nous a promis une attitude franchement sympathique pour nos intérêts en Occident. Cela s’accorde peu avec l’attitude apparente du cabinet de Pétersbourg dans ces derniers jours. Il semble plus près de donner raison à la Prusse qu’à nous, et cela avant même de connaître exactement de quoi il s’agit. »

M. de Talleyrand ne méritait pas ces observations. Il avait agi avec tact et mesure. Il connaissait son terrain ; il se voyait l’objet d’une froide réserve, tandis qu’on mettait de l’affectation à conférer avec le prince de Reuss ; il savait que l’impression de l’empereur Alexandre était mauvaise, qu’il nous blâmait en termes peu mesurés, et il ne se souciait pas d’exposer son gouvernement à des réponses désobligeantes.

On ne se rendait pas compte à Paris, où les portes des Tuileries étaient toujours grandes ouvertes, de la situation que le caractère de l’empereur et les traditions de la politique russe faisaient au corps diplomatique accréditée Pétersbourg. L’empereur Alexandre, aimable et courtois quand on le voyait, ce qui était rare, vivait retiré, et aucun de ses familiers ne pouvait prétendre au rang de confident. Ce que savait le comte Schouwalof, le prince Gortchakof