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Elle ne voulait douter ni de l’amitié dont Fleury lui envoyait de mielleuses protestations, ni de la reconnaissance d’un prince dont son père avait sauvé les jours. Le grand-duc, de son côté, qui avait connu Frédéric dans sa jeunesse, comptait sur son amitié. Frédéric, de plus, avait confirmé les deux époux dans cette bonne opinion en leur reconnaissant sans difficulté la qualité royale, et en engageant par son exemple le roi de Pologne à en faire autant. C’était une résolution captieuse dont on devait comprendre le but plus tard, mais qui, à la première heure, causa tant de joie à Vienne, que le grand-duc disait au ministre de Prusse : « Vraiment le roi se conduit envers la reine et moi comme un père, et jamais nous ne pourrons nous acquitter des obligations que nous lui avons. » Persuadée qu’elle avait trouvé dans ce bon voisin un cœur capable de s’intéresser au plus cher objet de ses pensées, la reine poussa même la naïveté jusqu’à lui demander sa voix et son appui pour le grand-duc dans le collège électoral, en lui promettant en récompense une éternelle affection. Quant à ses vieux conseillers, s’ils ne partageaient pas cet aveuglement de la tendresse conjugale, leur inertie et leur paresse s’en accommodaient. Quand on parlait de l’humeur remuante du roi de Prusse : « N’ayez souci, disaient-ils, en secouant les épaules, il sera comme son père, qui a toute sa vie armé son fusil et ne l’a jamais déchargé. » Le vieux Bartenstein, seul, était plus sombre. « On ne sait, disait-il, ce que c’est que ce jeune homme, et j’en avais bien prévenu feu l’empereur, quand il voulait absolument écrire à son père pour lui sauver la vie[1]. »

Vers le milieu de novembre pourtant, l’horizon s’assombrit de manière à frapper les yeux les moins clairvoyans. D’une part, une concentration de troupes menaçante s’opérait sur la frontière de Silésie, où les possessions de l’Autriche confinaient à celles de la Prusse. Puis, l’attitude du ministre de Prusse à Vienne, le conseiller de Borcke, d’abord très bienveillante, changeait à vue d’œil, d’une manière significative. Il ne parlait plus que sur un ton de jérémiades compatissantes de l’état désespéré de la maison d’Autriche en butte, disait-il, à trop d’inimitiés pour pouvoir leur faire tête à elle seule. Il lui faudrait des alliés, ajoutait-il, mais on n’a pas d’alliés si on ne sait pas les payer ce qu’ils valent, car personne en ce monde ne donne rien pour rien. La phrase de la lettre de Frédéric à Algarotti que j’ai citée, où, il était dit que le grand-duc avait la gangrène et ne pouvait guérir que par une opération douloureuse, circulait et

  1. D’Arneth, t. I, p. 110, 372. — Droysen, t. I, p. 172. — Raumer, Beiträge sur neuen Geschichte, t. II, p. 102 et suiv.