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raisons, il a été unanimement décidé que nous ne devions jamais souffrir que la couronne impériale restât dans la maison d’Autriche, en la laissant donner au grand-duc, parce qu’en effet ce prince, en faisant revivre cette maison, y ajouterait sa haine et sa volonté déterminée d’entrer en Lorraine… Mais, quoique cette résolution soit prise, je n’en suis que plus embarrassé… » Partant de là, il s’étendit sur le danger de l’entreprise, et principalement de toute liaison avec le roi de Prusse. « Quel caractère ! disait-il. Ce qu’il fait en Silésie ne peut se défendre : rien ne le justifie. Quelle confiance avoir en un tel homme ! Il me comble d’avances et de flatteries, ajoutait-il, mais ces fausses caresses ne font que me mettre en garde. Et les engagemens de la pragmatique ! quel motif peut-on donner pour s’y soustraire ! » Puis tout en gémissant, le rusé vieillard conjura Belle-Isle (comme un service personnel) de lui venir en aide en allant défendre à Francfort une politique si mal définie. Il ajouta que le roi lui donnait une marque suprême de confiance en ne lui adjoignant pas de second plénipotentiaire. C’était, en effet, contraire à l’usage suivi avec les grands seigneurs qu’on chargeait d’une mission d’éclat, et qu’on avait habituellement la précaution de faire suivre d’un homme de métier pour suppléer à leur inexpérience[1].

  1. Les Mémoires de Belle-Isle, encore inédits, forment cinq volumes in-4o, déposés à la Bibliothèque nationale. Ils ne contiennent en général qu’un extrait raisonné de la correspondance du maréchal, soit avec le ministère des affaires étrangères, soit avec le ministère de la guerre, et on y trouve peu de faits qui ne soient relatés déjà dans ces divers recueils. Il n’y a que dans les intervalles assez courts pendant lesquels le maréchal quitte, soit l’armée, soit son poste diplomatique pour revenir à Versailles, qu’on peut trouver des renseignemens qui ne soient pas déjà dans les correspondances. Les premières pages, dans lesquelles il raconte le début de ses relations avec le cardinal Fleury, sont presque les seules, à ce point de vue, qui aient un véritable intérêt. En les résumant ici, j’ai dû m’abstenir de reproduire quelques assertions trop visiblement en contradiction avec la réalité des faits.
    Ainsi, le maréchal affirme que sa première conversation avec le cardinal eut lieu le 19 novembre 1740, et fut suivie d’une seconde à quelques jours d’intervalle, dans le commencement de décembre, et dans chacun de ces entretiens Fleury lui parle de l’agression du roi de Prusse en Silésie, des offres d’alliance que ce prince lui fait et de la réponse qu’il y a déjà faite lui-même. Or, l’invasion de Frédéric en Silésie n’a eu lieu qu’au milieu de décembre, et personne ne s’en doutait encore le 19 novembre. La proposition d’alliance faite à Valori est du 10 décembre et n’a pu être connue à Versailles avant le milieu du mois. Il n’y a été répondu que le 5 janvier 1741. Fleury parle également de lettres flatteuses qu’il a reçues du roi de Prusse ; or, dans la collection des lettres de Frédéric, la première qui ait été adressée au cardinal relativement à l’invasion de la Silésie est du 5 janvier.
    Il est évident que Belle-Isle, en écrivant de mémoire longtemps après, a confondu les dates. Peut-être aussi a-t-il arrangé la suite des faits de manière à se justifier du reproche d’avoir été le premier inspirateur d’une entreprise qui n’avait pas répondu aux espérances du pays. Tout son récit en effet, paraît avoir pour but d’établir que l’expédition était décidée et les affaires engagées, quand il en eut connaissance, et qu’il n’a fait que donner les conseils nécessaires pour en assurer l’exécution.