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prétexte que les petits cadeaux entretiennent l’amitié, Mehemet Ali lui avait parfois donné une ou deux Circassiennes. De cela, du reste, Soliman Pacha ne parlait jamais, non plus que de religion. Je ne serais pas certain qu’il fût à l’aise dans sa conscience ; c’est un bien vilain mot que celui de renégat, on ne l’a jamais prononcé devant lui, mais il a dû souvent le répéter dans le secret de son âme. Lorsque je le rencontrai pour la première fois à Alexandrie et ensuite au vieux Caire, il était, non pas en disgrâce, mais en défaveur, car Abbas-Pacha n’aimait guère ceux qui avaient servi son aïeul Mehemet-Ali et son oncle Ibrahim. Il vivait assez retiré, ne se montrait guère dans les cérémonies publiques, évitait le contact des étrangers, prenait difficilement son parti de vieillir, regrettait les jours de sa jeunesse, parlait de Napoléon Ier avec dévotion et occupait ses loisirs à jouer au billard.

Dans sa carrière militaire, il avait laissé loin derrière lui un ancien compagnon d’armes qui était venu aussi chercher fortune en Égypte et qui s’appelait Mari. Celui-ci avait-il comme Soliman-Pacha abandonné saint Pierre pour Mahomet ? Je l’ignore, mais il était généralement connu sous le nom de Bekir-Bey, qui n’a rien de catholique. C’était un Corse du Fiumorbo, et le rôle qu’il avait joué dans l’armée française était plus bruyant que relevé : il avait été tambour ; aussi les mauvais plaisans ne se gênaient guère pour l’appeler Tapin-Bey. En 1849, il était chargé au Caire de la police des étrangers et s’en acquittait avec courtoisie. Il habitait une grande maison sur l’Esbekyeh et y ouvrait un salon où l’hospitalité musulmane se mêlait au sans-façon du soldat parvenu. Il était marié, et sa femme, qui, je crois, était une moraïte, avait dû être d’une beauté extraordinaire ; lorsque je la vis déjà âgée et plus ample qu’elle n’aurait voulu, elle était encore belle dans son costume oriental, dont la richesse faisait ressortir sa blancheur mate et la magnificence de ses bras. Elle paraissait colossale à côté de son Bekir-Bey, qui était un tout petit homme à face rondelette et de chétive apparence. L’un et l’autre parlaient un français mélangé d’italien, de grec et d’arabe, dans lequel il était assez difficile de se débrouiller. Cela produisait des incidens comiques dans le salon de Mme Mari, où l’on était admis sans être obligé de montrer son contrat de mariage. Un soir, Bekir-Bey, voyant entrer chez lui un monsieur et une dame qui lui avaient été recommandés, les présenta à la maîtresse de la maison en disant : « M. X. et sa femme de voyage. » Tout le monde rit. Bekir-Bey s’excusa de son mauvais langage et reprit : « J’ai voulu dire : M. X. et sa concubine. » Il n’en fut que cela : M. X. et sa femme de voyage furent bien accueillis. Le petit Bekir, qui faisait de tels pataquès et les renouvelait avec sérénité, était énergique et doué d’un rare esprit d’observation. Il avait accompagné