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sottises ; on ne veut pas admettre que la république est un terrain où toutes les opinions peuvent se mouvoir ; cela ne durera pas, et nous marchons à une dictature. » Après le vote de la loi du 31 mai 1850 qui restreignait le suffrage universel, il m’écrivait : « Au cours de la discussion, Thiers, que l’on écoute comme un oracle, a prononcé un mot qui retombera sur lui ; il a dit : « la vile multitude ; » le jour où il se trouvera quelqu’un pour rendre le bulletin de vote à la vile multitude, la vile multitude proclamera celui-là roi, empereur ou Grand Mogol, et la farce sera jouée. Si Louis-Napoléon est ambitieux, et il l’est, on vient de lui mettre le sceptre en mains. Ces gens-là croient tuer la république à leur profit ; ce sont des niais qui obéissent à leur passion du moment ; la loi du 31 mai chassera ceux qui l’ont imaginée et couronnera le président ; quand tu reviendras, il y aura peut-être des aigles à la hampe de nos drapeaux. » Je lisais cela sans y donner attention, car toute politique m’était indifférente, mais plus tard j’ai admiré avec quelle perspicacité Louis avait prévu les événemens. Bouilhet ne nous disait jamais un mot de politique, mais il nous envoyait les chants de Melœnis, qu’il était en train de terminer, et cela nous plaisait davantage.

Les voyageurs qui remontèrent le Nil pendant l’hiver de 1850 furent peu nombreux ; la vieille Égypte semblait délaissée ; à peine rencontrâmes-nous trois ou quatre barques pavoisées aux couleurs d’Angleterre. Un matin cependant, le 29 avril, la veille même du jour où nous devions arriver à Louqsor, en abordant au mouillage d’Erment qui fut Hermontis, et où Desaix avait fortifié le tombeau de Sidi-Abdallah-em-Marabout, j’aperçus une cange qui battait pavillon français. Sur le pont, un grand vieillard et une femme grisonnante vêtue de noir nous faisaient des saints de la main. Nous nous rendîmes à leur bord et nous fûmes en présence du colonel Langlois qui venait de séjourner à Thèbes et d’y dessiner les ruines de Karnac. Le colonel Langlois avait alors soixante et un ans, il était à la retraite depuis l’année précédente et il avait mis ses loisirs à profit pour venir en Égypte relever l’emplacement de la bataille des Pyramides, dont il fit le panorama, que chacun a pu admirer. Il était de haute taille, vigoureux malgré sa maigreur, très actif malgré son âge et très doux malgré ses allures militaires. Sa femme, un peu plus jeune que lui, ne le quittait pas ; elle l’aidait dans ses travaux avec sollicitude et, comme lui, tirait bon parti de la chambre claire. Le colonel Langlois était et doit rester célèbre, car c’est à lui, plus qu’à nul autre, que l’on doit en France, sinon la création, du moins le perfectionnement des panoramas. C’est lui qui le premier transporta le spectateur au centre même de l’action représentée, modela la peinture avec soin, distribua abondamment