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la lumière sur la toile et produisit un effet qui touchait de près à l’illusion. Je me rappelle encore l’émotion dont je fus saisi, lorsqu’étant petit enfant, on me conduisit aux environs du boulevard du Temple dans une vaste rotonde où, je vis pour la première fois un panorama de Langlois, qui était celui de la bataille de Navarin. C’était extraordinaire d’animation, de fougue et d’emportement. Quel tumulte ! mais quel silence ! j’en fus effrayé. Quoi ! la colonne d’eau soulevée par les boulets ne s’affaisse jamais ! la lueur du même canon brille toujours ! le capitaine de vaisseau Milius n’abaisse pas son bras dressé par un geste de commandement ! Cette immobilité me glaçait, car je la trouvais surnaturelle. Cette même impression, je l’ai éprouvée depuis, mais à un degré moins intense, à un degré plus raisonnable devant la Bataille de la Moscowa, l’Incendie de Moscou, la Bataille d’Eylau et devant la Bataille des Pyramides. Le colonel Langlois faisait œuvre de magicien et créait la réalité. On dit d’un portrait ressemblant : Il ne lui manque que la parole ; de ses batailles on pourrait dire : Il ne leur manqué que le bruit. Il était entré au service en 1807 et avait fait les dernières campagnes de l’empire. Plus que l’art de la guerre, il aimait l’art de la peinture. Il fut l’élève de Girodet, de Gros, d’Horace Vernet, il a peint une infinité de petits tableaux, qui tous représentent des combats auxquels il a assisté. Le musée de Versailles conserve plus d’une de ses toiles ; mais malgré ses qualités, qui sont remarquables, il fût sans doute resté perdu au milieu des artistes de second ordre s’il n’eût élevé le panorama à la hauteur de la grande peinture historique ; c’est là son titre dans l’histoire de l’art moderne, et ce titre est suffisant à sauvegarder son nom.

Il s’en allait alors jusqu’à l’île de Philæ, d’où nous arrivions et, malgré le désir que nous éprouvions à passer une journée près de lui et de sa femme, qui était charmante, nous dûmes repartir, car la chaleur devenait accablante, le temps nous pressait et nous avions bien des choses à voir encore avant de débarquer au Caire. L’occupation ne chômait pas, car nous étions dans la région des temples : les ruines succédaient aux ruines ; les journées avaient beau être longues, elles suffisaient à peine au labeur. La jeunesse est admirable, rien ne l’arrête ; le soir, j’étais tellement épuisé de fatigue que je pouvais à peine gagner mon lit, dont la mollesse n’avait rien d’excessif ; quelques heures de sommeil me remettaient sur pied et j’étais prêt à affronter toutes besognes. Nous voulûmes aller voir la Mer-Rouge et nous baigner dans les flots qui ont englouti le pharaon. Entre Keneh et Qôseir, il y a quatre jours de marche à travers le désert. C’était pendant la seconde moitié du mois de mai ; il faisait chaud, si chaud qu’ayant voulu prendre ma carabine pour tirer sur un vautour et l’ayant saisie par le canon, j’y laissai la peau