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à M. Amaya, qui, riant ainsi que moi, me répondit : « ils sont tous comme cela ! »

Cinq jours après, nous étions à Beyrouth, où m’attendait une déconvenue qui fut sérieuse. Mon intention, après avoir pris quelque repos à Beyrouth, était de continuer ma route par Antioche, Bagdad, de descendre jusqu’à Bassora, de parcourir la Perse et de gagner Constantinople par l’Arménie et les anciennes colonies grecques des bords de la Mer-Noire. Ce programme était assez ample, et j’étais en mesure de l’exécuter, car il ne pouvait présenter aucun obstacle sérieux. A Jérusalem, j’avais arrêté un drogman qui devait faire route avec nous à partir de Beyrouth, car le Vieux des voyages n’eût été qu’un embarras pour nous en Mésopotamie et en Perse. C’était un Grec, alerte et jeune, nommé Stephano Barri, qui avait vécu à Téhéran, où il avait été attaché en qualité de domestique-interprète à l’ambassade que dirigea le comte de Sartiges ; il connaissait bien les langues française, italienne, grecque, turque, arabe, persane, et nous eût été fort utile. Il nous attendait à Beyrouth, lorsque nous y revînmes après notre voyage en Palestine et en Syrie ; mais ce n’est point vers le pays des Achéménides qu’il eut à nous accompagner.

Le jour même de notre retour, le consul-général de France, qui était M. de Lesparda, me prit à part et me dit : « Voici une lettre que je suis chargé de vous remettre confidentiellement à l’insu de votre compagnon. » En reconnaissant l’écriture, je devinai le contenu. C’était une lettre de Mme Flaubert ; six pages qui peuvent se résumer ainsi : « Au lieu de vous éloigner, rapprochez-vous. Je meurs d’inquiétude à l’idée que Gustave va aller au-delà de l’Euphrate et que je resterai des mois à attendre de ses nouvelles. La Perse m’effraie ; qu’est-ce que cela peut vous faire d’être en Perse ou en Italie ? Je vous supplie d’avoir pitié de moi. » Le soir, lorsque je fus seul avec Flaubert, je lui dis : « Sais-tu que ta mère m’a écrit ? — Oui. — Est-ce toi qui l’as engagée à m’écrire ? » Il hésita pendant une seconde et répondit : « Oui. » Ma nuit ne fut pas bonne ; j’étais anxieux. Le lendemain, au lever du jour, je fis seller mon cheval et j’allai me promener dans la campagne, me demandant si j’avais le droit d’imposer un tel sacrifice à Gustave et à sa mère, m’étonnant qu’ils n’eussent pas vu avant notre départ les conséquences de notre voyage, et me disant qu’après tout j’avais vingt-huit ans, bien des années devant moi et que je ferais, seul en maître absolu de ma destinée, l’expédition à laquelle j’étais moralement contraint de renoncer. Je pris mon parti, mais j’avoue que ce ne fut pas sans peine. Si j’avais su alors que les circonstances de ma vie seraient telles qu’il me serait impossible de mettre plus tard à exécution le projet que j’abandonnais, aurais-je eu le courage de