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Déjà le prince royal présidait, au champ de Mars, à l’installation des canons Krupp, le symbole de l’industrie prussienne, et l’on ignorait encore à Berlin si le président du conseil partirait avec le roi. M. de Bismarck était hésitant. Peut-être appréhendait-il des interpellations délicates et ne se souciait-il pas d’expliquer ce que son attitude avait eu d’inexplicable. Les rapports qui venaient de Paris n’avaient rien d’encourageant. Ils parlaient de manifestations projetées et d’attentats conçus contre la personne du chancelier ; ils signalaient les violences de langage de quelques-uns de nos journaux. « Nous espérons bien, disait-M. Granier de Cassagnac, que le ministre prussien ne poussera pas l’audace jusqu’à nous affliger de sa présence et jusqu’à braver nos légitimes ressentimens. » La police avait grossi et dramatisé ses renseignemens ; elle s’était mépris sur les dispositions de Paris, personne ne songeait à outrager le chancelier et encore moins à attenter à sa vie. La France est impressionnable, mais elle oublie vite ; elle ne connaît ni les basses envies, ni les haines calculées. Elle cède à des entraînemens chevaleresques, elle se complaît dans les illusions jusqu’à oublier les violences et les perfidies de ses adversaires. « Paris, disait le Moniteur, oubliera l’adversaire politique pour ne voir en M. de Bismarck que l’hôte de la France, » Le ministre n’en restait pas moins perplexe ; l’article de M. Granier de Cassagnac l’avait ému, il ne le cachait pas ; peut-être trouvait-il dans son for intérieur que l’indignation du publiciste français était quelque peu motivée. Toujours est-il qu’il pria l’ambassadeur de faire agréer à l’empereur et à l’impératrice ses excuses et l’expression de ses regrets. « J’eusse été heureux et fort honoré de leur faire ma cour, disait-il, mais la multiplicité de mes devoirs et l’état de ma santé, dont je n’ai que trop abusé, me retiennent au rivage. » Il croyait, d’ailleurs, que la population de Paris saurait gré au roi de ne pas l’avoir amené. Il se ravisa toutefois : « Un propos du roi, disait-il le lendemain à M. Benedetti, a changé ma détermination ; il s’imagine que j’ai peur, que je vois des assassins partout depuis que j’ai été l’objet d’un attentat. »

Le 4 juin, le roi Guillaume et son premier ministre partaient pour Paris entièrement rassurés par M. de Goltz sur l’accueil de la population et certains d’être reçus à la cour des Tuileries avec le plus vif empressement et la plus démonstrative cordialité.

L’empereur n’était pas vindicatif. « Il n’avait pas de rancune, a dit George Sand, point d’amertume, peu de courroux ; il était trop contemplatif pour être passionné[1]. » Il ne croyait ni aux pièges

  1. Voici quelques traits, les moins véhémens, du portrait de l’empereur tracé par George Sand et que l’histoire si lente à se fixer a déjà en partie consacré. « Il eut comme homme privé des qualités réelles. J’ai eu occasion de voir en lui un côté vraiment sincère et généreux… Il ne posait pas comme son oncle, il n’avait pas appris à se draper dans la toge antique et ne cherchait pas à paraître majestueux. Il était sans haine, sans ressentiment et chevaleresque au besoin quand il s’agissait d’oublier une injure personnelle… Santé perdue, vitalité chancelante, inégale, suspendue par momens avec des flux d’expansion et des refoulemens douloureux… Je me suis convaincue qu’il croyait ce qu’il disait. Il se regardait comme unique moyen de salut, comme l’instrument d’une mission inévitable. Il ne se sentait pas l’énergie physique et morale nécessaire, mais il comptait la trouver dans l’arrangement fatal des circonstances ; il adoptait toutes les idées qu’on voulait lui suggérer sous forme d’oracles. Il entreprit de grandes choses qui ne pouvaient aboutir, et il parut de voir mener à bien tout ce qui répondait au sentiment public… Homme à principes erronés, il gouverna une nation qui manquait de principes… Il se crut l’instrument de la Providence, il ne fut que celui du hasard. Il disait : « C’est ma destinée, donc c’est mon devoir. » C’était le fanatisme d’un autre siècle mettant l’aigle dans le nimbe à la place du calice. »