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retrouve au service de toutes les causes, sans convictions, envieux, subalternes. C’était le mot de la situation ; on avait le sentiment du péril, mais on détournait les yeux, on n’avait plus l’énergie voulue pour l’envisager en face ; on vivait au jour le jour, on marchait sans boussole, au hasard des événemens. « À chaque jour sa peine, » disait un ministre sceptique. C’est à cette philosophie de décadence qu’avait abouti la sagesse gouvernementale. Le danger était à peine conjuré que déjà on oubliait les sombres jours que l’on venait de traverser ; personne ne se préoccupait plus du Luxembourg ni des agissemens de la Prusse en Allemagne. Les angoisses patriotiques avaient de nouveau disparu. L’heure présente était trop attrayante pour que l’on se souvînt des alarmes de la veille et qu’on songeât aux soucis du lendemain. Paris était en liesse, il ressemblait à un immense caravansérail, où s’entremêlaient toutes les nationalités et se parlaient toutes les langues. Le défilé des souverains allait commencer. La cour et le monde officiel se mettaient en frais pour éblouir leurs hôtes par le faste de leur hospitalité. Leur présence ne répondait-elle pas victorieusement à toutes les attaques ? Ne témoignait-elle pas du prestige et de l’autorité que l’empereur exerçait toujours dans le monde ? On se refusait à croire que, dans ces voyages de souverains, il n’y avait au fond qu’un prétexte à distractions, que les temps étaient changés, qu’ils n’accouraient plus aux Tuileries, comme au lendemain de la guerre de Crimée, pour rendre hommage à notre puissance ; pour solliciter notre appui, pour briguer notre alliance. Le plaisir seul les attirait aujourd’hui ; l’empereur Alexandre le manifestait cavalièrement dès son arrivée à la frontière française. Sa première pensée fut, non pas pour l’empereur et l’impératrice, mais pour la Grande-Duchesse de Gérolstein, l’opérette à la mode. C’était débuter lestement et provoquer de fâcheux commentaires. On croyait le tsar moins frivole, on se le représentait plus courtois ; comme son ministre, il était rancuneux. On rappelait que les rares souverains russes qui l’avaient précédé en France avaient su parler aux imaginations, qu’ils étaient apparus graves et majestueux, soucieux de leur grandeur et de la dignité du pays qui leur offrait l’hospitalité. Ils avaient mis de l’affectation à rechercher nos philosophes et nos ; savans. On les avait vus à l’Observatoire, à la Sorbonne, à l’Institut. Pierre le Grand avait brigué l’honneur d’être de l’Académie ; il s’était recueilli sur le tombeau de Richelieu ; il avait applaudi Racine et Corneille. Paul Ier suivait les leçons de Condorcet ; il émerveillait les académiciens en leur récitant de mémoire des fragmens de leurs œuvres, et Alexandre Ier s’appliquait, en 1815, à nous faire oublier nos revers en rendant à l’esprit français d’éclatans hommages. Il semblait que, pour le fils de l’empereur Nicolas si superbe dans ses allures, Paris ne fût plus qu’une hôtellerie où les princes venaient