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eût pu rendre folie d’amour le flagellant durant toute l’éternité. Ce qu’il y avait d’injuste, c’est qu’il se vengeait des troubles de sa nature inquiète sur la raison, qui peut-être n’y était pour rien. Il pratiquait l’absurdité voulue de Tertullien, se complaisait en la folie de saint Paul. Il était chargé d’un des cours de philosophie ; jamais on ne vit plus amère trahison ; son dédain pour la science qu’il enseignait perçait à chaque mot ; c’était un perpétuel sarcasme, où il développait une sorte de talent âpre. M. Gosselin, qui prenait au sérieux la scolastique, réagissait silencieusement contre ces excès. Mais le fanatisme rend parfois très sagace. M. Gottofrey me remarqua, me suivit ; il démêla ce que l’optimisme paterne de M. Gosselin ne savait point voir. Il porta la foudre dans ma conscience, comme je le dirai bientôt, et, d’une main brutale, déchira tous les bandages par lesquels je me dissimulais à moi-même les blessures d’une foi déjà profondément atteinte.

M. Pinault ressemblait beaucoup à M. Littré par sa passion concentrée et par l’originalité de ses allures. Si M. Littré eût reçu une éducation catholique, il eût été un mystique exalté ; si M. Pinault avait été élevé en dehors du catholicisme, il eût été révolutionnaire et positiviste. Les natures absolues ont besoin de ces partis tranchés. La physionomie de M. Pinault frappait tout d’abord. Criblé de rhumatismes, il semblait cumuler en sa personne toutes les façons dont un corps peut être contrefait. Sa laideur extrême n’excluait pas de ses traits une singulière vigueur ; mais il n’avait pas été élevé comme M. Gosselin ; il négligeait la propreté à un degré tout à fait choquant. Dans son cours, son vieux manteau et les manches de sa soutane servaient à essuyer les instrumens et en général à tous les usages du torchon ; sa calotte, rembourrée pour préserver son vieux crâne des névralgies, formait autour de sa tête un bourrelet hideux. Avec cela, éloquent, passionné, étrange, parfois ironique, spirituel, incisif. Il avait peu de culture littéraire, mais sa parole était pleine de saillies inattendues. On sentait une puissante individualité, que la foi s’était assujettie, mais que la règle ecclésiastique n’avait pas domptée. C’était un saint ; c’était à peine un prêtre ; ce n’était pas du tout un sulpicien. Il manquait à la première règle de la compagnie, qui est d’abdiquer tout ce qui peut s’appeler talent, originalité, pour se plier à la discipline d’une commune médiocrité.

M. Pinault avait commencé par être professeur de mathématiques dans l’université. Comment associa-t-il à des études qui, selon nous, excluent la foi au surnaturel, un catholicisme fervent ? De la même manière que M. Cauchy fut à la fois un mathématicien de premier ordre et un fidèle des plus dociles ; de la même manière que l’Académie des sciences possède encore aujourd’hui dans son sein un grand nombre de croyans. Le christianisme se présente comme un fait historique