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point dans sa voie. Le coup de pointe me fut porté par M. Gottofrey avec une audace et une justesse qui ne me sont apparues que plus tard. Un moment, cet homme vraiment supérieur arracha les voiles que le prudent M. Gosselin et l’honnête M. Manier avaient disposés autour de ma conscience pour la calmer et l’endormir.

M. Gottofrey me parlait très rarement, mais il m’observait attentivement avec une très grande curiosité. Mes argumentations latines, faites d’un ton ferme et accentué, l’étonnaient, l’inquiétaient. Tantôt j’avais trop raison ; tantôt je laissais voir ce que je trouvais de faible dans les raisons données comme valables. Un jour que mes objections avaient été poussées avec vigueur, et que, devant la faiblesse des réponses, quelques sourires s’étaient produits dans la conférence, il interrompit l’argumentation. Le soir, il méprit à part. Il me parla avec éloquence de ce qu’a d’antichrétien la confiance en la raison, de l’injure que le rationalisme fait à la foi. Il s’anima singulièrement, me reprocha mon goût pour l’étude. La recherche,.. à quoi bon ? Tout ce qu’il y a d’essentiel est trouvé. Ce n’est point la science qui sauve les âmes. Et, s’exaltant peu à peu, il me dit avec un accent passionné : « Vous n’êtes pas chrétien ! »

Je n’ai jamais ressenti d’effroi comme celui que j’éprouvai à ce mot prononcé d’une voix vibrante. En sortant de chez M. Gottofrey, je chancelais ; ces mots : « Vous n’êtes pas chrétien ! » retentirent toute la nuit à mon oreille comme un coup de tonnerre. Le lendemain, je confiai mon angoisse à M. Gosselin. L’excellent homme me rassura ; il ne vit rien, ne voulut rien voir. Il ne me dissimula même pas tout à fait combien il était surpris et mécontent de cette entreprise d’un zèle intempestif sur une conscience dont il était plus que personne responsable. Il tint, j’en suis sûr, l’acte illuminé de M. Gottofrey pour une imprudence, qui ne pouvait être bonne qu’à troubler une vocation naissante. Comme beaucoup de directeurs, M. Gosselin croyait que les doutes sur la foi n’ont de gravité pour les jeunes gens que si l’on s’y arrête, qu’ils disparaissent quand les engagemens sont pris et que la vie est arrêtée. Il me défendit de penser à ce qui venait d’arriver ; je le trouvai même ensuite plus affectueux que jamais. Il ne comprit rien à la nature de mon esprit, ne devina pas ses futures évolutions logiques. Seul, M. Gottofrey vit clair. Il avait raison, pleinement raison ; je le reconnais maintenant. Il fallait ses lumières transcendantes de martyr et d’ascète pour découvrir ce qui échappait si complètement à ceux qui dirigeaient ma conscience avec tant de droiture, du reste, et de bonté.

Je causai aussi avec M. Manier, qui m’engagea vivement à ne pas faire dépendre ma foi chrétienne d’objections de détail. Sur la question de l’état ecclésiastique, il mettait toujours beaucoup de