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regrets. Il éprouvait la nostalgie de la vie publique, surtout quand il voyait des événemens comme la guerre de Crimée, à laquelle il aurait voulu concourir d’accord avec l’Angleterre, ou comme la guerre d’Italie, qu’il ne pouvait combattre que par des conseils détournés. Il se plaignait de se voir, « à son âge, avec sa santé » dans la. pleine vigueur de l’intelligence, réduit à n’être rien dans un pays dépouillé de sa liberté. » — « N’est-ce donc rien, lui disait-on un jour où on le voyait dans un de ses accès d’impatience, n’est-ce rien d’être un des premiers écrivains de ce pays, après avoir été un de ses premiers hommes d’état ? — Ah ! répondait-il avec l’émotion du combattant retenu loin de l’action, écrire est une pauvre chose après avoir agi. Je donnerais dix histoires réussies pour une heureuse session ou pour une heureuse campagne. La perte du pouvoir, — je ne dis pas de la place, cela n’est rien, — mais de l’influence, la perte des moyens, de diriger les destinées de son pays est amère en tous temps ? mais elle est doublement amère aujourd’hui que la France est si sérieusement engagée… » Lorsque M. Thiers exprimait ces regrets avec vivacité, avec abandon, il ne cédait pas au ressentiment vulgaire d’un ambitieux atteint de ce mal Que Sainte-Beuve, avec plus de malice que de générosité, décrivait sous le nom de « maladie du. pouvoir perdu. » Il n’avait pas l’impatience de rentrer aux affaires dans toutes les conditions, à tout prix. Peut-être, s’il l’eût voulu, n’eût-il tenu qu’à lui de voir une sorte d’appel, d’invitation dans l’hommage imprévu que Napoléon III lui rendait un jour de 1857, en lui donnant publiquement en plein corps législatif, le titre « d’historien national. » Sans être insensible à des paroles qui après tout pouvaient le flatter, il n’admettait pas même l’idée qu’il pût y avoir pour lui une place, je ne dis pas au pouvoir, mais dans une assemblée, tant que la vie publique resterait dépouillée de sa dignité par la suspension de toutes les garanties qui sont l’honneur aussi bien que la sûreté d’un pays. Il attendait, et si parfois il sentait plus vivement le poids du régime, s’il se plaignait de n’être rien, l’amertume était chez. lui sans durée comme sans malfaisante influence.

A vrai dire, M. Thiers a eu toute sa vie deux dons rares qui l’ont défendu des amertumes invétérées et des découragemens stériles. A la passion prompte à s’émouvoir des choses il a toujours allié la liberté de l’esprit pour les comprendre, la supériorité de la raison pour les juger. Il a eu, de plus, ce qui, manque souvent aux hommes publics, surpris par les événemens et jetés hors de la carrière, la faculté précieuse de ne s’abandonner jamais, de ne se désintéresser de rien, même dans la retraite. Pas un instant, sous l’empire, si étranger qu’il fût au gouvernement, il ne perdait le fil des affaires. Ces guerres de Crimée, d’Italie, qui provoquaient chez lui des