Page:Revue des Deux Mondes - 1881 - tome 48.djvu/843

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ce qui manquait. Pour lui, il ne pouvait plus qu’attendre sans illusion un dénoûment auquel il n’avait pas craint de donner un nom dans sa conversation avec Mérimée : il avait prononcé le mot d’abdication !

Le dénoûment, à la vérité, n’était plus que l’affaire de quelques jours ou de quelques heures. Il aurait fallu pour le conjurer quelque prodigieux retour de fortune sur lequel on ne comptait plus ; il suffisait, pour le précipiter, d’une défaite nouvelle. Sedan, en dépassant les prévisions les plus sombres, tranchait la question, et jusqu’au dernier moment, dans les fiévreuses délibérations de ces heures extrêmes, M. Thiers restait ce qu’il était, clairvoyant, désolé, fidèle au pays, sensé. Il restait la raison même au milieu de l’affolement universel. La déchéance que la gauche avait hâte de proposer ne l’étonnait pas ; il refusait cependant de signer la proposition : il ne voulait pas frapper des gens à terre ! Ce qu’il aurait voulu, c’eût été, avec les hommes de bonne volonté du corps législatif unis à l’opposition, un gouvernement anonyme, impersonnel, prenant en main les affaires de la France, promettant une assemblée souveraine et jusque-là assumant la responsabilité des résolutions courageuses qui pouvaient devenir nécessaires d’un jour à l’autre. L’idée avait été d’abord acceptée dans une réunion intime de quelques membres de l’opposition ; elle ne tardait pas à disparaître et elle était emportée, comme tout le reste, dans le torrent du 4 septembre. M. Thiers, quant à lui, sans refuser son adhésion au gouvernement de la défense nationale, qui naissait de la confusion, qui prenait aussitôt le nom de république, se défendait absolument d’entrer dans ce gouvernement. Il pouvait voir dans la révolution un malheur inévitable, il ne voulait pas couvrir de son nom la violation d’une assemblée par la multitude. Il avait été un des vaincus du 2 décembre, il ne voulait pas être un des vainqueurs du 4 septembre. Il n’avait pour le moment aucune impatience de se jeter dans une crise où tout était confusion, où les désastres se précipitaient.

Fata viam invenient ! M. Thiers avait dit le mot dans le silence des années prospères de l’empire, quand nul n’entrevoyait encore l’avenir. Il l’avait dit, mais il ne savait pas alors comment ces cruels destins s’accompliraient. Non, M. Thiers ne soupçonnait pas qu’un jour viendrait où il serait réduit à sortir de Paris déjà menacé pour parcourir l’Europe en plénipotentiaire de la France en deuil. Il ne se doutait pas qu’après avoir signalé les fautes sans avoir pu rien empêcher, il serait condamné, lui le patriote nourri de l’orgueil de la France, à signer la paix la plus douloureuse de l’histoire, et enfin qu’après tous les désastres, il devait être choisi entre tous pour être le réparateur, « l’administrateur de l’infortune nationale ! »


CH. DE MAZADE.