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en pleurent eux-mêmes. Plût à Dieu que notre maîtresse de calcul pût les entendre ! elle s’attendrirait peut-être un peu. Du reste, je suivrai votre conseil, j’apaiserai ma colère et resterai indifférent aux ennuis qu’elle me cause, comme je l’ai toujours fait jusqu’à présent… » Il ne put rester indifférent, quoi qu’il le voulût, et succomba à la tâche. J’ai déjà cité un fragment de lettre ; en voici un autre parfaitement net : « Il ne faut imputer le décès de Dürer à personne qu’à sa femme. Elle lui avait si bien rongé le cœur, elle lui avait fait endurer de telles souffrances qu’il semblait en avoir perdu la raison. Elle ne lui permettait jamais d’interrompre son travail, l’éloignait de toutes les sociétés et, par des plaintes continuelles, répétées le jour et la nuit, le tenait rigoureusement enchaîné à l’œuvre, afin qu’il amassât de l’argent pour le lui laisser après sa mort. Elle avait sans cesse la crainte de périr dans la misère, et cette crainte la torture encore maintenant, quoique Dürer lui ait légué près de 6,000 florins. Elle est insatiable. Elle a donc été vraiment la cause de sa mort… »

Écoutez maintenant Wilibald Pirkheimer. Il écrit à un ami, à Tscherte, architecte de l’empereur, à Vienne :

« J’ai positivement perdu dans la personne d’Albert Dürer un des meilleurs amis que j’aie eus de ma vie. Sa mort m’a fait d’autant plus de peine qu’elle s’est produite sous l’influence de causes bien pénibles. En effet, je ne puis l’attribuer, après Dieu, qu’à sa femme, qui lui a causé de si vifs chagrins et l’a tourmenté d’une façon si cruelle, qu’elle l’a poussé vers la tombe et l’a rendu sec comme de la paille. Le pauvre homme n’avait plus de courage et ne recherchait plus aucune société. Cette mégère prenait soin de ses intérêts et poussait son mari au travail nuit et jour, afin qu’il lui laissât le plus d’écus possible… Je lui ai souvent reproché ses procédés ; je lui ai même prédit ce qui est arrivé. Mais cela ne m’a valu que de l’ingratitude. Du reste, tous ceux qui aimaient le pauvre Albert détestent sa femme, qui le leur rend bien. En somme, c’est elle qui a mis le cher homme en terre. »

Il est triste de le constater, mais dans la vie des grands artistes dont les œuvres nous émeuvent le plus, il y a toujours eu un élément tragique, ou la misère ou quelque grande douleur. Lisez la vie de Rembrandt, de Corrège, de Michel-Ange, de Beethoven, de notre Palissy, dont la biographie a tant de rapports avec celle d’Albert Dürer. Est-ce, et je le crois, que la vie heureuse et sereine est incompatible avec certaines formes d’art profondes, expressives, pénétrantes, celles qui nous remuent et nous troublent, qui vont droit au cœur, parce qu’on y sent un homme soumis comme nous aux fatalités de la vie et plus que nous encore, à raison de la surface