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de leurs mélodies cuivrées. De la branche voisine où il est perché, du haut de son arbre fantastique, je ne sais quel oiseau moqueur, un corbeau, laisse tomber sur les pauvres hères un regard indéfinissable de moquerie, de dédain et de pitié.

Mais son cher refuge est la chimère. Voyez ce voyageur, en l’un de ses bois, — n’est-ce pas lui-même ? — Un homme déjà mûr, les reins chargés et ceints pour le voyage. — Il était parti pour conquérir la gloire. Voici près de lui le précieux rameau, le laurier qu’il est près d’atteindre. Sur le point de le cueillir, fatigué ou bien doutant de la légitimité de son effort, il a jeté là son bâton et s’est assis sur le sol. À perte de vue, ses regards ont glissé sur la mer infime. S’était-il repris, en face de ce spectacle, à quelque nouvelle ambition, à quelque espérance de découvrir un monde nouveau ? Velléité refoulée par un autre spectacle, par un autre attrait plus familier et plus puissant. Ses yeux ont rencontré le ciel et, dans le ciel, entre deux nuées, l’image souriante et perfide de la sirène, de l’habituelle chimère, de ce mysticisme, — grossier au fond, pittoresque dans la forme, — dont Albert Dürer fut l’interprète convaincu. C’est dans cette interprétation qu’il nous reste à le suivre et je dois le montrer aussi faible, aussi crédule que ses contemporains, mais aussi grand comme artiste, que les maîtres les plus illustres.


V

Je me demande si je dois poursuivre, si je dois dire ou taire les frayeurs puériles d’un si grand maître. Mais à quoi bon les cacher, à quoi servirait-il de les vouloir dissimuler ? Elles sont tellement visibles, et se trahissent si clairement à travers son œuvre ! Et d’ailleurs, elles ne lui sont pas étroitement personnelles. Partagées par les esprits les plus affranchis de son temps, par Luther, par Érasme par Mélanchthon lui-même, elles ne peuvent l’amoindrir. Nous devons estimer comme une bonne fortune historique, au contraire, qu’il ait ajouté sur ce point le témoignage de son art au témoignage écrit de ses contemporains.

En la première moitié du XVIe siècle, l’Italie était absolument dégagée des terreurs légendaires que le catholicisme avait jetées dans les âmes, de ces appréhensions, de ces imaginations de supplices éternels dont l’Enfer de Dante reproduisait et formulait l’épouvante. L’art italien est déjà et pleinement un art païen, uniquement préoccupé de la beauté des formes, de la beauté de l’expression, et nullement de traduire la sincérité du sentiment religieux, sincérité bien affaiblie alors, sinon tout à fait perdue.