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même en philosophie. De ce côté, il a des idées fort précises, fort impérieuses, et, chez lui, comme chez tout grand esprit dont les idées se tiennent, le philosophe subjugue d’habitude l’historien.

L’auteur du livre de l’Intelligence est avant tout un philosophe, non point, comme on se le représente souvent dans le monde, un sceptique n’ayant qu’une critique dissolvante, mais un dogmatique à système coordonné. Si on ne peut le traiter de doctrinaire, on ne saurait nier qu’il ait une doctrine, et cette doctrine pénètre toutes ses études, laisse son empreinte sur tous ses livres. Aucun écrivain de notre temps n’a abordé des sujets plus divers, et ses œuvres, d’une variété si brillante et si touffue, qui s’épanouissent avec une sève si féconde dans tous les domaines de la pensée, philosophie, histoire, critique littéraire ou artistique, ont une frappante unité, une homogénéité de conception et de pensées qu’elles doivent avant tout à la doctrine inflexible dont elles relèvent.

M. Taine a sur le monde et la vie sa philosophie et ses formules, qu’il applique avec la même énergie de conviction à toutes les branches des connaissances humaines, à l’art et à la littérature comme à la métaphysique, à la religion, à la science, aux faits de l’ordre politique et social comme aux faits de l’ordre moral ou intellectuel, à l’histoire des peuples comme à la biographie des individus. A ses yeux, une des marques de la vérité de sa théorie, c’est précisément cette faculté de se prêter aux adaptations les plus diverses. Avec elle il ne s’est jamais trouvé à court et n’a jamais rencontré d’impasse. Aussi traite-t-il l’histoire de la révolution française comme l’histoire de la littérature anglaise, comme la philosophie de l’art en Grèce, en Italie, en Flandre. C’est toujours le même instrument, les mêmes procédés d’investigation, appliqués avec la même superbe logique, avec la même précision d’analyse et la même rigueur de déduction, aux études et aux sujets les plus divers, au mécanisme de l’intelligence et aux émotions de l’âme, aux toiles du peintre, aux rêves du poète, aux révolutions des états.

Or, cette doctrine, au creuset de laquelle le hardi penseur a entrepris de faire passer les origines de notre société moderne, se trouve presque a priori en opposition avec l’esprit, avec les espérances et les prétentions de la révolution française. Ainsi s’expliquent l’antipathie manifeste de M. Taine pour la révolution dès ses premiers et plus beaux jours, et ces sévérités de l’historien dont les sentences n’ont rien d’imprévu pour qui connaît le philosophe.

Quelle est, en effet, la doctrine fondamentale de M. Taine, la norme scientifique qui lui sert de guide et comme de fil d’Ariane à travers l’obscur labyrinthe des connaissances humaines? C’est, pour la résumer d’un mot, qui revient fréquemment sous sa plume,