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durable et édifier une société-vivante? Ce n’est pas sur de pareilles bases spéculatives que les Anglais, ont assis leur liberté séculaire, et, si les Américains ont mis en tête de leur déclaration d’indépendance quelques généralités analogues, c’était, selon notre auteur, « une réclame de circonstance à l’adresse des philosophes européens[1]. »

Il est facile de railler « le fatras métaphysique » des droits de l’homme ; bien d’autres l’ont fait avant M. Taine ; mais est-ce uniquement par goût pour les déductions abstraites que les constituans de 1789 ont solennellement proclamé « cet évangile philosophique ? » Une des raisons pour lesquelles ils recourent aux abstractions, ne serait-ce point que, pour leurs revendications, ils ne peuvent trouver de point d’appui dans le monde réel, dans le sol de la patrie? S’ils invoquent les droits de l’homme, n’est-ce pas un peu parce qu’ils ne sauraient invoquer les droits des Français? La tradition, l’histoire nationale, les institutions existantes ne leur fournissaient pas de titres anciens ou ne leur en offraient que de confus, de périmés, d’oblitérés depuis des siècles : il leur fallait en découvrir de nouveaux ou en inventer d’imprescriptibles, et ces titres qu’ils ne pouvaient trouver dans les archives ou les chartes, ils ont été les chercher en eux-mêmes, au fond de leur conscience. Là, dans l’âme et la nature même de l’homme, au-dessous détentes les conventions sociales, ces sujets sans droits reconnus, ce tiers taillable et corvéable à merci, s’est déterré des titres dont, depuis cent ans, aucun gouvernement n’a osé contester en face la validité et l’authenticité. Quelque vague et emphatique qu’en soit la rédaction, quelque ambiguë ou contradictoire qu’en paraisse à l’analyse telle ou telle clause, les droits de l’homme, 1er s principes de 1789 n’en sont pis moins devenus le droit national des Français, droit si bien incrusté dans nos consciences que les pouvoirs qui en tenaient le moins de compte ont toujours fait profession de les respecter.

Edgar Quinet l’a fort bien vu : « La constituante, ne pouvant s’appuyer sur les précédens historiques de la France, prit pour base la tradition des penseurs[2]. » Où en aurait-elle pu prendre une autre? où étaient, chez nos pères du tiers ou de la noblesse, les vivantes traditions de liberté qui eussent pu lui servir de point d’appui? M. Taine nous a montré ce qu’il en restait depuis Louis XIII. « Dans ce laborieux enfantement, dit Quinet à propos de 89, on sent un peuple désorienté, sans aïeux, sans passé. Pas d’issue, pas de sentier tracé. Derrière eux la servitude, devant eux l’inconnu. Ismaël perdu dans les sables! » Comment s’étonner si, dans ce

  1. Révolution, t. I, p. 294, note.
  2. E. Quinet, la Révolution, t. I, liv. VII.