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désert sans piste et sans guide, les promoteurs de la révolution ont demandé leur chemin aux lueurs vacillantes de la raison et se sont orientés d’après les étoiles du ciel? Comment être surpris qu’ils aient souvent fait fausse route et aient été dupes de menteurs mirages ?

Grâce à cette indigence de traditions, la France du XVIIIe siècle dépossédée de tout droit historique, était prédestinée à fonder ses revendications sur les principes abstraits. Le monde réel, le milieu politique, le régime en vigueur, avec ses injustices patentes, avec ses institutions confuses et bizarres jusqu’à l’absurdité, « qui semblaient devoir éterniser leur existence, après avoir perdu toute vertu[1], » tout contribuait à dégoûter des choses anciennes et de la tradition, tout conduisait à vouloir rebâtir la société d’après un plan entièrement nouveau. Ce qu’elle a fait, il est vrai, avec une présomptueuse infatuation, la France était condamnée à le faire par la pauvreté de son héritage politique, par les spoliations séculaires d’un pouvoir qui ne lui avait laissé d’autre domaine que la théorie et d’autre liberté que celle des rêves.

Ces principes de 1789, ces droits primordiaux, proclamés antérieurement à toute loi positive, le politique est-il autorisé à n’y voir qu’un « simple décor ou une enseigne pompeuse, » que de vains « axiomes littéraires ou une vide phraséologie? » Peut-on contester que, pris dans leur généralité, ils aient une base dans la conscience? La preuve n’en est-elle pas qu’aucun des peuples auxquels la révolution les a révélés n’a pu les oublier? Allons plus loin : nier la valeur des droits abstraits, n’est-ce pas, somme toute, nier le droit ? Affirmer qu’il ne peut y avoir de droits de l’homme, n’est-ce pas soutenir que les hommes ne sauraient avoir de droits et proclamer implicitement le règne et la légitimité de la force? En inscrivant au fronton de la société nouvelle leur emphatique déclaration des droits de l’homme, les promoteurs de la révolution n’ont été ni aussi puérils, ni aussi chimériques qu’ils peuvent le paraître. Qu’on rejette tel ou tel article de ces droits de l’homme, qu’on en blâme les vagues définitions métaphysiques, qu’on reproche, si l’on veut, à la constituante d’avoir parlé uniquement aux hommes de leurs droits et non de leurs devoirs, bien que droits et devoirs soient au fond des termes corrélatifs qui se supposent mutuellement ; qu’on supprime toute cette déclaration pour la réduire à la simple notion du droit en lui-même, par cette seule affirmation du droit, la révolution s’est creusé, au fond de la conscience, une base solide et impérissable. Ici encore elle agit à

  1. Tocqueville a là-dessus un admirable chapitre : Ancien Régime, t. III, ch. II.