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du variable par excellence. Elle s’est fait un idéal abstrait et elle a oublié qu’entre l’idéal et la réalité il y a un abîme toujours béant que les siècles seuls peuvent remplir, sans jamais le combler entièrement. A cet égard, on pourrait dire que l’erreur de la révolution est moins dans ses principes, car des principes sont toujours abstraits et en un sens absolus, que dans la manière dont elle a prétendu les appliquer. Sa faute capitale a été de rêver une métamorphose soudaine, d’avoir voulu créer d’un coup, à l’aide d’une sorte de fiat lux de la raison, d’avoir cru à une espèce de génération spontanée des états et des gouvernemens. Sa faute capitale est d’avoir oublié que le temps est en toute chose un collaborateur indispensable, en d’autres termes, d’avoir ignoré la doctrine moderne de l’évolution et des transformations lentes, erreur sur la nature des choses qui a faussé toutes ses vues, vicié toutes ses entreprises, et qui, par l’impatience des obstacles et des retards, l’a conduite aux violences les plus opposées à son principe.

Cette erreur biologique, comme diraient les positivistes, a été aggravée par une erreur politique non moins funeste, une fausse conception de la souveraineté. La révolution concevait la souveraineté à l’antique, comme illimitée, par suite l’état comme omnipotent; et toutes les ressources de l’état, elle se croyait le droit de les mettre au service de ses idées, comptant qu’avec un pareil instrument rien ne saurait lui résister, et que la nation se moulerait docilement dans le moule gouvernemental. Pour elle, comme pour les anciens, la liberté consistait à posséder une part de souveraineté. Elle ne se doutait pas que la liberté réelle de l’individu se trouverait ainsi noyée dans la souveraineté idéale de la collectivité; elle ne prévoyait point que, sous l’étendard de la liberté, elle allait relever un autre despotisme, d’autant plus intolérant et d’autant plus absolu que, étant censé procéder de la volonté générale, il admettrait moins de résistance.

Cette erreur, qui vicie tout le Contrat social de Rousseau, qui a justifié tous les crimes du jacobinisme, la raison abstraite en est-elle seule responsable? Non assurément, cette conception de la souveraineté n’est pas de son invention; elle lui vient avant tout de la tradition, à laquelle, sur ce point capital, la révolution n’a été que trop fidèle ; elle lui vient simultanément de la tradition classique, païenne, gréco-romaine, de la tradition monarchique, chrétienne, française. Au lieu d’innover, la révolution n’a fait qu’emprunter au passé, et cet emprunt est le point de départ de toutes ses imitations de l’ancienne monarchie, dictature de l’état, centralisation outrée, tutelle administrative. A cet égard, je dirai avec Tocqueville : C’est l’ancien régime qui a fait l’éducation révolutionnaire