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méridional, la vivacité de l’imagination, le sang qui s’embrase et qui pétille, l’amour des émotions, des hasards, des coups d’audace, le goût de mettre à l’épreuve sa volonté, de jeter le gant à la fortune et de sortir vainqueur d’un combat dont Chimène ou la gloire est le prix. Il nous dit lui-même que tout voyage en Afrique est un roman; c’était le roman que, sa carabine au poing, il était venu chercher, et voilà ce qui put surprendre M. Coillard. Cette carabine toujours armée et cette inoffensive houssine se paraissaient étranges l’une à l’autre; ces deux folies avaient peine à se comprendre, et pourtant elles ne laissèrent pas de faire amitié. Elles passèrent ensemble plus de trente jours dans le désert, sans que rien pût troubler leur accord, et elles pleurèrent en se disant adieu.

L’esprit de conduite s’allie plus souvent qu’on ne pense aux instincts romanesques. Le major Pinto est à la fois homme de conseil et de main; grâce à la sûreté de son jugement, à l’énergie de son caractère, à la sagesse des mesures qu’il savait prendre de loin, son roman a bien fini. Il y a deux mois, nous racontions ici le voyage malheureux d’un Allemand dans la Tripolitaine. Le voyage du major portugais a été heureux; il a triomphé de tous les obstacles, surmonté toutes les résistances, déjoué tous les complots. Il a parcouru les espaces, franchi les fleuves et les montagnes, traversé sans y laisser sa vie le pays des Ganguelas, des Ambouélas, des Bihenos, le Barozé, le Manguato. Le 6 août 1877, il avait débarqué à Loanda, chef-lieu des établissemens portugais dans la Guinée; le 19 mars 1879, il arrivait vers six heures du soir à Durban, place principale de la colonie anglaise de Natal. « Avant tout, je courus voir la mer. Mes yeux se remplirent de larmes en contemplant la masse immense des flots bleus qui à l’horizon se confondait avec l’azur du ciel. Qu’on me le pardonne, mais à ce moment mon cœur se gonfla d’orgueil pendant que je murmurais : J’ai traversé l’Afrique d’un océan à l’autre; j’étais parti de l’Atlantique et voici l’Océan indien. » Qui ne pardonnerait à ce mouvement de joie superbe? Qu’on soit apôtre ou chercheur d’aventures, qu’on s’appelle Coillard ou Pinto, qu’on réussisse à traverser l’Afrique ou à convertir une négresse, tout homme assez persévérant et assez heureux pour exécuter son idée goûte de souveraines délices, dont il n’est permis de se railler qu’aux imbéciles qui n’ont jamais d’idée ou aux maladroits qui mourront sans avoir mis une seule fois dans le blanc.

Ce n’est pas une entreprise aisée que de voyager dans des pays où l’or et l’argent monnayé n’ont pas cours, où rien ne se paie en espèces sonnantes, où le commerce se réduit l’’échange brut et au troc. D’un bout à l’autre des vastes contrées où le major Pinto s’est frayé un passage, la seule monnaie valable est, avec la verroterie, le calicot blanc et le zouarié ou toile bleue de coton de l’Inde. Dans le Bihé, un poulet ou six œufs valent un mètre de cotonnade, un chevreau de deux ans en