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avait besoin d’un ouvrier armurier, bijoutier, ébéniste, un Italien se présentait : «Où étiez-vous? — A Milan, avec Carlo Cattaneo, à Florence, avec Montanelli ; à Venise, avec Manin ; à Rome, avec Cernuschi; à Palerme, avec le comte de Trobriant. » Au mont Carmel, nous avions offert un cheval à un officier romagnol qui voulait se rendre à Jérusalem chez les pères de la Terre-Sainte. A Beyrouth, à Saint-Jean d’Acre, à Jaffa, à Damas, à Tripoli de Syrie, à Eski-Hissar, à Smyrne, partout enfin sur notre route, nous nous étions croisés avec les hommes des guerres de libération.

A Constantinople, la Pologne et la Hongrie s’étaient réfugiées : on eût dit une colonie venue des bords du Danube et de la Vistule. A Fera, à Galata, on ne voyait que moustaches blondes et regards bleus. L’empereur Nicolas, se considérant comme le pape de l’absolutisme et comme le prophète de l’autorité en Europe, avait envoyé deux de ses aides de camp à Constantinople pour demander l’extradition des Polonais qui, en Hongrie, avaient lutté contre les armées de Paskiewitz. Sultan Abdul-Medjid fut inébranlable. Celui que le tsar ne désignait que par le surnom de « l’homme malade » se sentit assez bien portant pour résister à des réclamations qui ressemblaient à des ordres. Au premier rang des vertus musulmanes, le Koran a inscrit l’hospitalité; le sultan se retrancha derrière les préceptes de la religion dont il est le plus haut représentant et refusa d’entendre les messagers de l’autocrate. Celui-ci ne l’oublia pas; trois ans plus tard, profitant d’un conflit élevé à propos de l’éternelle question des lieux-saints, il envahit le territoire ottoman; mal lui en advint. Ces proscrits étaient dignes de respect, c’étaient des vaincus et non pas des coupables. Les gens de la commune, qui ont tenté d’égorger la France agonisante, ont osé se comparer à ces hommes dont le rêve avait été de délivrer leur patrie. Entre les uns et les autres, il n’y a rien de commun. Le volontaire de 1848 et de 1849 qui a combattu pour l’indépendance de l’Italie et de la Hongrie peut dire au fédéré de 1871 qui a massacré les otages et incendié Paris, ce que Guillaume Tell disait à Jean de Souabe, à Jean le Parricide : « Je lève vers le ciel mes mains pures et je te maudis, toi et ton crime ! »

Constantinople s’était peu modifiée depuis mon premier séjour ; la vieille ville, Stamboul, n’avait point changé ; Les quartiers francs de Péra et de Galata n’étaient ni plus propres, ni mieux éclairés le soir que par le passé, mais on y avait construit quelques maisons en pierre, dont un hôtel où nous logions; on avait terminé le palais de l’ambassade de France, où résidait le général Aupick, et l’on avait bâti un théâtre, un vrai théâtre où des troupes italiennes jouaient l’opéra et dansaient quelques ballets peu costumés, qui mettaient les vieux Turcs en jubilation. Le voile, — le yachmac, —