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Antoine, qui ne devait être scindée, sous peine de devenir incompréhensible, et que l’on ne pouvait publier dans une seule et même livraison, puisque l’ouvrage ne comprenait pas moins de deux volumes. Convenait-il d’en extraire quelques épisodes, qui, jusqu’à un certain point, formaient un tout complet, et de se présenter pour la première fois devant le public avec des fragmens de livre, sans cohésion entre eux? Flaubert était indécis, et je ne l’étais pas moins que lui. Je l’avais engagé à écrire notre voyage en Grèce: l’œuvre pouvait être courte, intéressante et offrir un bon terrain de début. Il ne goûta point mon conseil ; il me répondit que les voyages comme les humanités ne devaient servir qu’à « corser le style, » et que les incidens recueillis en pays étranger pouvaient être utilisés dans un roman, mais non pas dans un récit; écrire un voyage ou rédiger un fait divers, pour lui c’était tout un, c’était de la basse littérature ; et il avait des aspirations plus élevées. Je savais qu’il était superflu d’insister et je n’insistai pas. Je lui écrivis néanmoins de réfléchir et que j’irais au mois de novembre le voir à Croisset, afin de causer avec lui et Bouilhet. À ce sujet, il m’adressa une longue lettre que j’ai conservée, lettre dans laquelle il s’explique, il se commente et qui renferme une sorte de confession, que jamais depuis il n’a répétée :

« Ce mardi 21 octobre 1851. — Il me tarde bien que tu sois ici et que nous puissions causer un peu longuement et serré, afin que je prenne une décision quelconque. Dimanche dernier, avec Bouilhet, nous avons lu des fragmens de Saint Antoine : Apollonius de Tyane, quelques dieux, et la seconde moitié de la seconde partie, c’est-à-dire la courtisane, Thamar, Nabuchodonosor, le sphinx, la chimère et tous les animaux. Ce serait bien difficile de publier des fragmens, tu verras. Il y a de fort belles choses, mais, mais, mais! ça ne satisfait pas en soi, et le mot « drôle » sera, je crois, la conclusion des plus indulgens, voire des plus intelligens. Il est vrai que j’aurai pour moi beaucoup de braves gens qui n’y comprendront goutte et qui admireront de peur que le voisin n’y entende davantage. L’objection de Bouilhet à la publication est que j’ai mis là tous mes défauts et quelques-unes de mes qualités. Selon lui, ça me calomnie. Dimanche prochain nous lirons tous les dieux, peut-être est-ce ce qui ferait le mieux un ensemble. Pas plus là-dessus que sur la question principale, je n’ai d’opinion à moi. Je ne sais que penser; je suis comme l’âne de Buridan. On ne m’a pas jusqu’à présent accusé de manquer d’individualisme et de ne pas sentir mon petit moi. Eh bien! voilà que, dans la question la plus importante peut-être d’une vie d’artiste, j’en manque complètement, je m’annule, je me fonds et sans efforts, hélas! car je fais tout ce que je peux pour avoir un avis quelconque, et j’en suis dénué autant