Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 49.djvu/331

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’en finir avec ce traître ! » — Une heure après, on me disait : « Vous savez ? c’est pour demain ; l’assemblée sera dispersée par la force ; les mesures sont prises : l’armée est avec le prince ; il est temps d’en finir avec ces bavards ! » Paris en parlait et paraissait ne s’en soucier guère. Quelquefois, cependant, le soir, on voyait des hommes se glisser mystérieusement autour de l’Elysée, tâcher de pénétrer par le regard dans la cour, dans le jardin et contempler les fenêtres du palais ; c’étaient des représentans inquiets qui venaient s’assurer si quelque guet-apens ne se préparait pas.

Un hasard me permit d’assister à une petite scène du prologue dont le drame devait être le coup d’état du 2 décembre. Je connaissais le comte de Morny, je lui avais montré la collection des épreuves photographiques que j’avais faites en Égypte, en Nubie, en Palestine et en Syrie. C’était alors un objet de curiosité et une sorte de primeur, car nul n’avait encore relevé à l’objectif les monumens du Caire, les temples écroulés sur les bords du Nil, les différens aspects de Jérusalem et les ruines de Baälbeck. Morny m’avait demandé de communiquer ma collection au président, qui pouvait s’y intéresser ; j’avais proposé de lui en offrir un exemplaire. Il avait accepté, et nous avions pris jour pour aller ensemble à l’Elysée. Ce fut le mercredi 26 novembre que je me rendis chez lui. Il habitait au numéro 17 de l’avenue des Champs-Elysées un hôtel que l’on avait surnommé « la niche à Fidèle, » parce qu’il était contigu à la demeure de la comtesse Lehon, à laquelle on attribuait des bontés pour celui dont la devise tracée autour d’une fleur d’hortensia était : Tare et memento. Chez le comte de Morny se trouvaient le comte de Flahaut, Gabriel Delessert, Fernand de Montguyon, Paul Daru, tous morts aujourd’hui. Le prince Louis-Napoléon nous reçut avec cette affabilité qui lui était naturelle et que l’éducation avait développée au plus haut degré. Il devait, à cette époque, être déjà préoccupé de sa future Histoire de Jules César, car il me questionna sur les traces monumentaires que le vainqueur de Pharsale avait pu laisser en Égypte et regarda le portrait de Ptolémée Césarion, que j’avais relevé sur la façade occidentale du temple de Kalabscheh. Il me parla aussi de l’ile de Périm, qui, disait-il, serait prise par les Anglais aussitôt que Suez serait reliée à Alexandrie par un chemin de fer ; il ne s’était pas trompé dans ses prévisions. Au moment où je prenais congé, il me dit : « Je suis chez moi tous les lundis, j’espère vous y voir. »

Le vendredi suivant, je dînais en ville ; outre le comte de Flahaut et le comte de Morny, les convives étaient Prosper Mérimée, Victor Cousin, Viollet-le-Duc : tous morts. Au cours de la soirée, Morny me