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remarquer que le belligérant, en protégeant les habitans désarmés, s’épargnait bien des maux et des dangers. Mais ce que prescrit l’intérêt d’un jour, l’intérêt du lendemain peut aussi le défendre, et les Instructions tiennent un langage autrement catégorique. « La protection accordée au citoyen inoffensif du pays ennemi, disent-elles, est la règle ; le trouble dans ses relations privées est l’exception. » La protection des habitans du pays ennemi par le belligérant érigée en règle, c’est la négation formelle, absolue de l’ancienne doctrine. Mais ce dernier progrès est si conforme à la conception moderne du juste et aux exigences de la civilisation contemporaine que les belligérans ne vont plus pouvoir se dispenser de conformer sinon tous leurs actes, au moins tous leurs discours à la maxime de Lieber. « Je fais la guerre contre les soldats français et non contre les citoyens français, lit-on dans la proclamation du roi Guillaume (11 août 1870). Ces derniers continueront donc à jouir de la sécurité pour leurs personnes et pour leurs biens aussi longtemps qu’ils ne m’enlèveront pas eux-mêmes, par des actes d’hostilité contre les troupes allemandes, le droit de leur accorder ma protection. »

La guerre une fois envisagée sous cet aspect, on déduit aisément du nouveau principe un grand nombre de conséquences. Par exemple, puisqu’on a banni toute idée de lutte entre particuliers, l’assiégeant qui veut bombarder une place n’est-il pas tenu de prévenir l’assiégé pour que celui-ci puisse éloigner ou mettre en sûreté les invalides, les enfans et les femmes ? Peut-on bombarder les villes ouvertes ou même (à moins de nécessité stratégique absolue) l’intérieur, habité par la population civile, d’une ville reliée à des ouvrages fortifiés? Vattel tâtonne sur ces questions, et, sans les résoudre scientifiquement, se borne à gémir sur les nécessités de la guerre en remarquant que « les bons princes » n’usent ici de leur droit qu’avec répugnance et à l’extrémité. Or nul ne peut exiger du belligérant qu’il soit « bon prince » : le point essentiel, c’est qu’une règle commune s’impose à tous, bons ou mauvais. Dès 1819, Klüber avait enseigné que les assiégés, avant le bombardement, doivent avoir été sommés au moins une fois de se rendre. Les Instructions américaines n’admettent, en pareil cas, une surprise que si elle est « commandée par la nécessité. » « Il peut être nécessaire, avait répété Bluntschli peu de temps avant la guerre franco-allemande, de surprendre l’ennemi afin d’enlever rapidement la position, et, dans ce cas, la non-dénonciation du bombardement ne constituera pas une violation des lois de la guerre. » L’exception confirme la règle. L’opinion émise à quarante ans de distance par les deux professeurs d’Heidelberg n’empêcha pas, il est vrai, les Prussiens de bombarder Paris, en 1871, sans dénonciation préalable. On sait que les membres