Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 49.djvu/48

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tiraient comme je viens de le dire. Je les vis faire cet exercice avec surprise, mais aussi dois-je dire que cette infanterie met toute sa confiance dans son feu. Elle n’apprenait et ne savait aucune évolution, elle ne se met jamais qu’à la hauteur, pour pouvoir déployer son feu, de sorte qu’il y a peu d’infanteries qui put tenir vis-à-vis de celle-là, si quelque obstacle entre les deux les empêchait de se joindre. Mais aussi elle ne tiendrait pas à l’arme blanche contre la nôtre où elle pourrait être jointe. La discipline que le feu roi avait établie dans ses troupes est au-delà de toute expression et poussée à un tel point que, lorsque ces troupes sont sous les armes, le corps est assujetti de manière qu’il ne leur est pas permis de relever la tête, et qu’ils sont toujours obligés d’avoir les yeux sur un chef qu’ils appellent Figelmann pour voir tous les mouvemens et les copier sur-le-champ. Il n’y a pas un seul officier dans un bataillon qui ne soit assujetti, lors de l’exercice, à faire tous les mêmes mouvemens que font les soldats, ou du moins à en faire qui y soient relatifs, en sorte qu’il sait l’exercice des soldats... et que pour que chacun à son tour sache le commandement pour sa division, on leur fait alternativement commander l’exercice pour le bataillon entier. Il serait bien à désirer que tous nos officiers fussent assujettis à la même règle[1]. »

Après la revue, Belle-Isle partagea avec le roi et ses officiers un dîner très sobre composé uniquement de trois plats : un de bouilli, un de rôti, un de légumes, sans aucun dessert; et où, en fait de vin, on ne servait que du vin de Champagne coupé d’eau. La durée du repas était pourtant assez longue, le roi restant quelquefois plus d’une heure en conversation après qu’on avait desservi. Ce soir-là cependant, il fallut bien accorder à Belle-Isle un entretien particulier, et il fut laissé en tête-à-tête avec Frédéric sous la tente royale, qui était éclairée par une seule bougie et si pauvrement établie qu’on y tremblait de froid et que des coups de vent menaçaient à tout moment de l’emporter.

Frédéric essaya bien encore de recommencer le jeu du matin, en pressant le maréchal de dire son avis sur ce qu’il avait vu, et de lui donner sur l’art militaire les conseils qu’un écolier novice avait le droit d’attendre d’un maître aussi éprouvé. Belle-Isle n’eut pas la faiblesse de donner dans le piège si grossièrement tendu à son amour-propre; au contraire, par un détour assez adroit, il profita de l’ouverture pour en venir enfin à l’affaire qui l’amenait.

Laissons-le parler lui-même : « Aux choses obligeantes et j’ose même dire un peu outrées qu’il dit par rapport à moi, je répondis avec tout le respect et la reconnaissance que je devais, et pris de là

  1. Mémoires inédits de Belle-Isle.