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de mettre un pied devant l’autre, et une grosse fluxion sur l’œil déformait la moitié de son visage[1].

Il voulut cependant ce jour-là même entretenir encore le roi de Pologne. Mais le lendemain, quand il s’agit de quitter son lit, tout mouvement lui était devenu impossible, et il fallut bien reconnaître que, contrairement à ce que dit Bossuet, une âme guerrière n’est pas toujours maîtresse du corps qu’elle anime. Il dut se résigner à laisser partir seul son frère le chevalier, qui l’avait accompagné, en le chargeant de communiquer ses instructions et de faire prendre patience à ceux qui l’attendaient.

Il faut renoncer à peindre l’excès de sa douleur quand il se vit cloué sur un lit de souffrances loin des deux théâtres en sa présence était réclamée. Les premières lettres de son frère n’étaient pas faites pour le consoler. Le chevalier trouvait tout en désarroi, l’électeur éperdu, les généraux français refusant de lui obéir, l’artillerie saxonne en retard, ce qui rendait le commencement du siège impossible. On annonçait que Neipperg et ses farouches Hongrois n’étaient plus qu’à cinq lieues de la ville. À tout prix, fût-il porté à bras, on voulait voir arriver le maréchal. « Plus je vois l’état des choses, écrivait le chevalier, plus je me confirme dans l’indispensable nécessité où l’on est de votre présence pour prévenir les désastres et les catastrophes les plus affreuses. Je sens toutes les bonnes raisons que vous pouvez alléguer, la nécessité dont il serait que vous pussiez monter à cheval pour remédier à tout, mais je ne puis m’empêcher d’être convaincu que si vos infirmités vous empêchent de procurer le plus grand bien, votre présence sauvera des plus grands malheurs. J’ai été regardé comme un précurseur, et votre arrivée que j’ai annoncée produit un effet sur les troupes qui me revient de toutes parts. » Il ajoutait que, dans l’impossibilité de faire un plan raisonnable, on agitait les idées les plus absurdes, par exemple, celle de prendre la ville par surprise et par escalade, mais qu’il espérait être en mesure de combattre toutes les folies de cette espèce[2].

Belle-Isle, plus impotent que jamais, eut encore la force de dicter cette réponse : « Votre lettre met le comble à mon désespoir, je vois tous les malheurs auxquels ma présence peut-être pourrait remédier, et je me trouve de plus en plus hors d’état de pouvoir me rendre à l’armée dans la situation où je suis. Ce serait le comble de la folie

  1. Belle-Isle à Amelot, 17, 19, 22 nov. 1741. (Correspondance de l’ambassade à la diète. — Ministère des affaires étrangères.) — Mémoires de Valori, t. I, p. 135.
  2. Le chevalier de Belle-Isle au maréchal. Prague, 24 novembre 1741. (Correspondances diverses. — Ministère de la guerre.)