Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 49.djvu/546

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de me faire porter jusque-là pour être dans mon lit ou sur un fauteuil avec impuissance physique d’en pouvoir remuer, quelque cas qui pût arriver. Je voudrais tenir une assiette et un point d’appui fixe, je m’y ferais transporter plutôt sur un brancard, car c’est cette cruelle situation qui m’agite à un tel excès qu’il est impossible que mon mal n’en empire et que je n’y succombe[1]. »

Quelques jours s’étaient écoulés dans cette affreuse angoisse, lorsque, tout à coup, la nouvelle se répandit dans Dresde que Prague était pris, et Belle-Isle reçut, parmi de nombreuses dépêches, ce petit billet d’une écriture qui lui était connue et d’une orthographe inimitable, sans accent, point, ni virgule :

« Monsieur vous avez désiré que Prague fût pri il ait pri; le gouverneur sait rendus à moy et je vous écri de sa chambre : je ne sauras au demeurant assez vous faire delloge de la valleur des troupes et surtout de la bonne conduite de M. Chever lieutenant colonel de Bosse, je sui un peu occupé à maintenir l’ordre se qui n’est pas aissé dans une ville prise l’épée à la min[2].

« MAURICE DE SAXE. »


Le hardi Saxon avait le droit de donner le premier la nouvelle ; car c’était grâce à lui que le prodige était accompli et, vanité de la prudence humaine! grâce à une de ces équipées téméraires que le chevalier taxait de folies, et que le maréchal, s’il eût été présent, aurait probablement déconseillée.

Mais, en réalité, était-ce croyable? Dans un temps où la foi au merveilleux était fort ébranlée et où la guerre était déjà une science très régulière, le moyen de supposer qu’une ville de plus de cent mille âmes, raisonnablement fortifiée, allait se rendre en quelques heures de nuit avant même qu’une tranchée fût ouverte devant ses remparts, sans presque tirer un coup de canon, en quelque sorte à l’arme blanche, comme aux beaux jours des Amadis et des Roland. C’était une prouesse à reléguer dans les romans de chevalerie.

L’incroyable était vrai cependant; c’était Maurice qui, averti par un paysan, avait soupçonné que, sur la rive droite du cours d’eau qui traverse Prague (la Moldau), opposée à celle qu’occupait le camp des alliés, un point des remparts, faiblement gardé, pouvait être abordé sans travaux préparatoires et enlevé par surprise. Il alla lui-même s’en assurer sous un déguisement et revint convaincu que le coup pouvait être joué. Mais quand il développa son projet au conseil

  1. Le maréchal au chevalier, 17 novembre 1741. (Ibid.)
  2. Le comte de Saxe à Belle-Isle, 2(5 novembre 1741. Correspondance diverses. — Ministère de la guerre.)