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improvisateurs de la presse. Mais lire un ouvrage de cette taille et de ce poids n’est qu’une partie, la plus facile, de la tâche du critique. Il faut le juger, et pour cela, il faut le comparer. Il faut en connaître les sources, les antécédens ; il faut en démêler les points de vue nouveaux, l’inspiration, l’esprit, en discerner les conclusions avouées et les conséquences possibles. Pour juger un livre, il faut en connaître vingt autres avec lesquels celui-ci a des points de contact. Quel est l’écrivain de ces feuilles légères qui consentirait à s’imposer une telle fatigue, tant de temps et de soins perdus pour lui-même et au profit de qui? Au profit d’un journal? Mais le journal supportera impatiemment une élucubration sérieuse. Au profit du public distrait et frivole qui probablement ne le lira pas? Qu’on nous ramène donc à l’anecdote, et tout le monde sera content. Le critique devenu reporter racontera, par le menu, comment est meublé le cabinet de travail de l’écrivain, à quelle heure il se lève, à quelle heure il sort, quelles personnes il voit, dans quelles intimités il vit. S’il ne sait rien, il invente. Il lui reste toujours la ressource d’étudier la physionomie de l’écrivain, ne fut-ce que sur une photographie, d’en induire son caractère, son esprit, les particularités de son talent, et voilà comment, à propos d’un livre qu’on ne lit pas et d’une œuvre qui n’est même pas discutée, se débitent de prétendus portraits littéraires qui ne sont, selon le talent du critique, que de brillantes ou puériles fantaisies d’esprit.

Cette ignorance volontaire et cette indifférence universelle ont produit une des maladies de ce temps, le fétichisme. On adopte un auteur favori ; on ne connaît, on n’admire que lui ; cela dispense d’étudier les autres. On croit faire preuve de connaisseur en exaltant à tout propos les mérites du grand écrivain. On croit participer à l’auréole dont on l’entoure ; on se meut avec orgueil dans la sphère de ses rayons. On cite ses mots, on les vante, on les impose à la circulation comme la menue monnaie du génie. Dès qu’il daigne écrire, on ne le critique pas, on l’encense. Il est au-dessus de l’éloge. Il n’est plus homme, il est dieu, on le traite par la méthode facile et paresseuse de l’extase. Il se laisse faire ; il devient, comme il convient à un dieu, insensible à toute louange qui n’est pas une pure adoration; toute critique ne rencontre que son dédain. Des habitudes littéraires, la plus funeste et la plus facile à prendre est celle de l’idolâtrie. Ce sublime continu confine au ridicule pour tous ceux qui ne sont pas engagés dans la confrérie de l’adoration perpétuelle. Mais il paraît que la jouissance en est si forte qu’on ne peut plus y renoncer, même par un viril effort de bon sens, quand une fois on y a goûté. On ne s’aperçoit pas que tout cela se résout simplement en réclames insensées et que ces habitudes olympiennes ne sont que le dernier degré du puffisme littéraire. Il s’introduit ainsi des mœurs étranges,