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à peine dignes d’artistes du dernier ordre. Quand l’œuvre d’un de ces privilégiés doit paraître, on veut qu’elle soit célèbre même avant de naître. Toutes les trompettes de la réclame jettent à l’envi la renommée de l’œuvre aux quatre coins de l’horizon. Les murs se couvrent d’affiches, les quatrièmes pages des journaux se couvrent d’annonces. Le livre est lancé, avant d’avoir paru, vers une immortalité qui parfois ne durera qu’un jour. C’est l’escompte d’une gloire ridicule qui tourne souvent en un fiasco gigantesque. D’autres fois la conspiration du bruit réussit et l’œuvre tapageuse s’installe pour quelque temps dans l’admiration béate de lecteurs étrangers ou même indigènes, faciles à mystifier.

Il ne serait pas juste d’accuser seulement le journalisme, son régime, ses habitudes, ses excès, et de n’imputer qu’à lui cette prodigieuse décadence du goût. Il faut faire la part du public, l’amener à se reconnaître coupable, dans une large mesure, de ce changement des mœurs littéraires. En définitive, une société a toujours la presse qu’elle mérite, adaptée à ses qualités, accommodée à ses défauts, reproduisant, comme sur une plaque photographique d’une sensibilité et d’une fidélité extrêmes, tous les accidens d’ombre et de lumière, tous les nuages et toutes les clartés qui passent sur la face mobile d’une génération. Or, quoi qu’il nous en coûte de l’avouer, jamais, à aucune époque, le grand public n’a été plus froid et plus indifférent pour les productions élevées de l’esprit. Nous assistons à la formation d’un état intellectuel qui ressemble beaucoup à celui qui a été observé aux États-Unis. M. de Tocqueville, dont il est de mode, je ne sais pourquoi, de se moquer aujourd’hui, traçait, il y a quarante ans, une esquisse remarquable et à certains égards prophétique, des sociétés démocratiques en peignant celle qu’il avait sous les yeux à New-York et à Washington. Les affaires, d’un côté, exigeant par leur développement une activité prodigieuse et de plus en plus absorbante ; d’autre part, la politique, concentrée et ramassée dans une classe d’hommes spécialement voués à cette tâche, voilà une division du travail national qui s’opère de plus en plus chez nous. Quant au souci littéraire, entre ces deux courans qui emportent les activités haletantes, où trouverait-il sa place? Nous voyons croître et naître un matérialisme pratique qui est combattu avec succès aux États-Unis par l’esprit religieux vivace et persistant, très affaibli et presque éteint en France dans certaines classes. L’américanisme nous envahit, moins les qualités indigènes qu’il conserve au-delà de l’Atlantique et qui jusqu’à présent ne semblent pas destinées à l’exportation.

Dans l’existence de ce public pressé de vivre et de jouir, emporté au-delà des limites d’une activité raisonnable par cette fureur du combat pour la vie qui est la loi des affaires et la condition du