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moins de s’imprimer à Paris, chez Lebreton, au su du parlement comme du chancelier, de la Sorbonne comme du ministère, et tout ce que l’on exigea des libraires, ce fut de ne pas distribuer trop ouvertement les dix énormes in-folio qui parurent d’un seul coup en 1765. Tout le monde se doute bien qu’il n’y a rien de plus aisé que de distribuer secrètement dix énormes in-folio, dont chacun pèse pour le moins sept ou huit livres et plusieurs onces.

On voit qu’il y avait des accommodemens avec le pouvoir. C’est pourquoi ce serait représenter bien infidèlement les choses que de les étudier uniquement dans les édits ou règlemens qui régissaient la matière. Entrons donc dans le détail de quelques affaires particulières, où nous allons retrouver les plus grands noms du XVIIIe siècle : Voltaire, Diderot, et Rousseau.


III.

L’une de ces affaires parmi les plus importantes, et qui fit le plus de bruit en son temps est celle du livre de l’Esprit. Sainte-Beuve l’a racontée dans les Causeries du lundi, mais Sainte-Beuve n’a ni tout dit, ni même tout su. Ce qu’il n’a pas su, c’est ce que diverses publications, depuis 1850, nous ont appris, que le censeur du livre d’Helvétius et son malencontreux approbateur « un M. Tercier, » comme il l’appelle, premier commis des affaires étrangères, membre de l’Académie des inscriptions, intermédiaire enfin de la correspondance secrète du roi avec le comte de Broglie, était en somme un assez gros personnage. Qui voudra connaître à fond ce qu’était, et ce que pouvait être, un premier commis sous l’ancien régime, n’aura qu’à consulter les Mémoires de Marmontel, à moins qu’il n’aime mieux s’en tenir au portrait, quoique trop noir, que Voltaire a tracé de Saint-Pouange dans son roman de l’Ingénu. Mais ce que Sainte-Beuve n’a pas dit, c’est que dans la circonstance il y eut au moins quelque légèreté de la part de Malesherbes. Helvétius, dont il était l’ami, lui avait demandé de « ne pas mettre le livre entre les mains d’un théologien ridicule, » et c’était une espèce d’avertissement; il avait insisté, le priant avec simplicité de prendre connaissance du livre, et lui permettant « de faire tous les retranchemens qu’il jugerait à propos de faire ; » il était revenu à la charge, lui proposant de lui montrer lui-même, en une heure de temps, « les endroits qui pourraient blesser des hommes scrupuleux et peu éclairés[1] : » cependant Malesherbes s’était contenté d’adresser le livre à Tercier, qui d’ordinaire n’avait point à juger d’ouvrages de ce genre et dont la spécialité de censeur était, comme il ressortissait à ses

  1. Bibl. nat., fonds français, n° 22191.