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qu’on vous accusât ou non d’avoir donné les mains à cette édition de Hollande.

Pour moi, je ne puis vous donner qu’un conseil, c’est de vous tenir tranquille et de prendre garde surtout qu’on n’aille, à l’occasion de vos justifications sur l’Histoire universelle, vous, attaquer sur les Annales de l’Empire, que vous ne pourrez pas désavouer. Lorsque ces deux livres auront fait tout leur effet dans le public, les amis puissans que vous avez à la cour trouveront peut-être le moment favorable pour parler de vous ; mais, jusque-là, ne vous suscitez point de nouvelles affaires, en attirant sur vous, par vos plaintes continuelles, les yeux du roi et du ministère[1].


Il est certain que, revenir de Berlin dans les conditions que l’on sait et, pour toute consolation de l’aventure de Francfort, recevoir de Paris une pareille lettre, c’est chose dure. Mais ce qu’il importe ici de signaler, c’est que l’opinion de Malesherbes, qu’il n’est pas besoin de lire, comme on dit, entre les lignes pour discerner clairement, était alors partagée de presque tout le monde en France. La royauté de Voltaire a été lente à se fonder[2]. Tel il était parti pour Berlin, tel il revenait en 1754 à Colmar, un bel esprit pour ses compatriotes, rien de plus, et non pas même le premier parmi les beaux esprits. Ce fut même un des étonnemens de Grimm, débarquant d’Allemagne, en 1749, que de constater, dès ses premiers pas dans le monde, quel mince personnage était à Paris en comparaison d’un Montesquieu, qui vivait encore, ou d’un Fontenelle, qui vivait toujours, l’homme qui depuis longues années, à Berlin comme à Leipzig, passait non-seulement pour le successeur et le rival heureux de Racine et de Corneille, mais déjà pour le plus grand nom, dans la prose comme dans les vers, dans l’histoire et dans la philosophie comme dans la tragédie, de la France du XVIIIe siècle. Et les plus sincères admirateurs de son talent aimaient mieux, comme Malesherbes, l’admirer de loin que de près. Que voulez-vous ? l’homme en lui était si difficile à estimer ! Tout ce que l’on peut dire pour l’excuser, et l’on ne se fait pas faute de le dire, c’est que le malheur des temps l’obligeait à cette politique. Mais on va voir que le malheur des temps n’y est que pour assez peu de chose, qu’il y a là de la part du grand homme une stratégie des plus curieuses et, pour tout dire, un calcul si savamment, si spirituellement combiné

  1. Bibl. nat., fonds français. Nouv. acq. no 3344. Comparez, dans l’édition de M. Moland, la lettre 2689.
  2. En voici une preuve en quelque sorte arithmétique. Nous venons de citer une lettre cotée 2702, et datée de 1754, pour une correspondance qui remonte maintenant jusqu’en 1711 ; dans le dernier volume paru de la même édition, et qui s’arrête à l’année 1770, la dernière cote est 7304. On peut faire la proportion, et de cette extension de la correspondance induire l’extension d’influence.