Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 49.djvu/598

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vous m’imposez en ce jour, ou s’il ne doit pas y répondre, ne regardez point à la joie de sa mère, reprenez-le ! » Malesherbes demandait la suppression de cette prière, purement et simplement. Il prétendait que dans l’état d’effervescence des esprits, on la prendrait de la part de Diderot, « très suspect en cette matière, » comme une dérision insolente, et que, les temps étant ce qu’ils étaient, il valait mieux, pour tout le monde, éviter l’application. Diderot jeta des cris d’aigle. « J’ai vu l’homme hier au soir chez le marquis de Croismare, écrit La Virotte à Malesherbes; il était dans un si violent désespoir que nous craignions qu’il ne se jetât par la fenêtre. » Cependant, toutes réflexions faites, il aima mieux prendre la plume, et, le lendemain, il écrivit à Malesherbes une lettre qui ne paraîtra sans doute ni la moins vivante, ni non plus la moins déclamatoire de toutes celles qu’ait écrites ce génie singulier :


Monsieur, voilà les cartons que vous avez exigés. Les choses qui vous offensaient ont été supprimées ; et celles qui vous paraissaient dures, adoucies. Je souhaiterais pouvoir vous montrer en tout la même déférence et la même docilité. Il n’y a personne au monde à qui j’en doive davantage. D’ailleurs, je ne suis point entêté et je n’ai que tout juste la vanité d’un auteur; mais plus je lis cette prière du père de famille sur son fils naissant, plus elle me paraît nécessaire. Monsieur, ayez la bonté de m’entendre. Le père de famille irrité finit par donner sa malédiction à son fils. Voyez. Que signifie la malédiction d’un père, et quelle importance y peut-il mettre, si ce n’est pas un homme pieux? Or, comment pouvais-je annoncer plus naturellement sa piété; qualité d’ailleurs si convenable à son état et à son caractère? Cette prière est vraie. Elle est simple. Elle est pathétique. Elle est placée. C’est le sentiment de M. de Saint-Lambert. C’est celui de M. d’Argental. Celui-ci en a été touché, et le premier m’a dit qu’on n’imaginait point ces traits-là sans génie. Je conviens, monsieur, que l’amitié qu’ils ont pour moi les a rendus excessifs dans leur éloge. Mais j’ai fait essai de ce morceau sur d’autres personnes. Ma femme est une bonne femme, qui ne manque ni de sens, ni de goût, et il lui a fait plaisir. J’ai demandé à M. Lambert, mon libraire, qui ne manque ni de discernement, ni d’esprit, comment il en avait été affecté. « En bien, » m’a-t-il répondu. Il n’y a pas un mot qui marque la dérision, et vous conviendrez que j’aurais fait une faute bien grosse si cela n’était pas ainsi. Songez au temps, au lieu, à la situation, au moment, et jugez. Comment voulez-vous qu’on m’accuse d’hypocrisie? Je ne suis pas plus le père de famille que le commandeur, et si l’on se souvient de moi quand on me lira, il faut que l’ouvrage soit bien mauvais! Malheur au poète qu’on aperçoit dans son drame ! On peut rencontrer sans peine le nom de Dieu dans un genre d’écrire tel que le mien, plein de mœurs et de sentimens, moins romanesque