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et presque aussi grave que la tragédie. Voilà, monsieur, mes raisons. J’ai encore la confiance que vous y aurez quelque égard et que vous me donnerez une marque de cette bonté à laquelle vous m’avez accoutumé. Le docteur, mon ami, m’a dit que j’avais eu le malheur de vous offenser et que vous aviez pris en mauvaise part l’effusion d’une âme peinée[1]. Mais daignez considérer ma situation. Voyez que depuis dix ans, depuis trente, je bois l’amertume dans une coupe qui ne s’épuise point... Vous ne savez pas, monsieur, combien ma vie a été malheureuse. J’ai souffert, je crois, tout ce qu’il plaît au sort de nous faire souffrir, et j’étais né d’une sensibilité peu commune. Le mal présent rappelle le mal passé. Le cœur se gonfle, le caractère s’aigrit; et l’on dit et l’on fait des folies. Si cela m’est arrivé, je vous en demande mille pardons... Permettez que mon ouvrage paraisse et ne contraignez pas l’artiste à toucher à la figure principale contre son propre goût. Vous ne vous bornerez pas toujours à protéger les lettres; peut-être un jour écrirez-vous aussi. Alors, s’il arrive que l’ami que vous consulterez vous conseille une chose que vous ne puissiez sentir, vous connaîtrez toute la force de ma répugnance, et vous l’excuserez... À ces motifs, il en est d’une autre nature que vous me permettrez d’ajouter. Il y a déjà deux feuilles de cartons. Tous ces changemens qui se font, pour ainsi dire au compas, et de sang froid, gâtent un ouvrage et ruinent un auteur qui n’est pas riche. Ces corrections se font à mes dépens, comme il est juste, et j’y perds de tous côtés. Voilà, monsieur, mes titres pour obtenir de vous la conservation d’un morceau qui a plu à un grand nombre de gens de bien, à tous ceux que j’ai consultés sans nulle exception, qui ne vous déplaît pas à vous-même et que les méchans, quelque infernale que soit leur âme, n’oseront attaquer. Ils ne sont ni assez impudens, ni assez maladroits. J’ai prié le docteur, mon ami, de vaincre sa répugnance et de vous en parler encore. Excusez son importunité, c’est moi qui la cause. Si j’avais destiné ma pièce au théâtre, les comédiens la joueraient sans ce retranchement. C’est une raison que j’avais oublié de vous dire et qui peut- être vous frappera. Mais, monsieur, négligez toutes ces considérations, et que ce soit une grâce que vous m’ayez accordée. Je vous la demande au nom de plusieurs personnes qui m’aiment, qui connaissent mon ouvrage, qui vous ont marqué combien elles vous honoraient, et dont vous prisez la probité, le goût, l’esprit, les lumières et les connaissances. Ils sont trop discrets pour faire une demande indécente pour eux et nuisible pour moi.

  1. Il avait peut-être, comme Voltaire, déclaré que, « si Fréron était le dernier des hommes, M. de Malesherbes en était l’avant-dernier. » Quand les philosophes du XVIIIe siècle épanchaient « leur âme peinée. » c’était assez communément en invectives de ce goût hardi.