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Et nos auteurs le tiennent-ils quitte lorsqu’il a pour eux passé la limite même du devoir ?

Nous les aurions présentés sous un jour bien faux si vous pouviez un instant le croire. Les journaux, comme les livres, sont dans le département de M. de Malesherbes; il faut donc encore qu’il assure aux auteurs les éloges, si faire se peut, et à tout le moins le silence de la critique. Rousseau seul encore ici, je dois le dire, fait exception et laisse aux journalistes la même liberté qu’il réclame. Les autres n’admettent pas qu’on discute seulement leurs œuvres, et qu’une voix discordante vienne troubler le concert d’éloges convenus auxquels ils sont accoutumés. Il y a les académiciens d’abord, à qui l’on ne doit pas toucher, et même c’est pour cela surtout qu’ils sont académiciens. Il semble à d’Alembert, toutes les fois qu’un faiseur de feuilles ou de brochures l’attaque ou seulement l’égratigne, que ce soit au gouvernement même que l’on touche et la constitution de l’état que l’on ébranle. Mais il n’entre pas dans la pensée de Voltaire, et tandis qu’avec une liberté souveraine il s’en prend à tout le monde indistinctement, que l’on ait le droit de se porter au secours de ce qu’il bat en brèche et de subvenir à la consolidation de ce qu’il prétend démolir. Malesherbes est obligé de leur prêter la main. Il a commencé de leur appartenir; il faut qu’il soit à eux tout entier. Ce n’est pas assez qu’il les protège; on veut encore qu’il ne protège qu’eux. Et voici, à mesure que les années avancent, que le parti grossit et se fortifie, le singulier spectacle où l’on assiste : un directeur de la librairie mettant son pouvoir comme à la discrétion de ceux qui travaillent à détruire l’ordre de choses dont ce pouvoir même fait partie, tandis qu’il réserve toutes les sévérités dont il est armé par les règlemens pour ceux qui jouent le rôle ingrat de défenseurs et de soutiens de cet ordre de choses. Quelquefois sans doute il résiste et se fâche. Morellet, dans ses Mémoires, a donné la belle lettre qu’il reçut un jour pour d’Alembert, qui se plaignait que Fréron eût attaqué en sa personne la dignité de l’Académie. En voici une autre, adressée par Malesherbes à Turgot, avec lequel il est intéressant de constater qu’il était en relations dès 1758, et où il s’agit de remontrer à Marmontel le ridicule d’une de ses réclamations. Turgot semble avoir été, dans ces occasions délicates, avec l’abbé Morellet, l’intermédiaire accoutumé de Malesherbes :


Je vous envoie, monsieur, une lettre de M. de Marmontel avec la feuille de Fréron qui y a donné lieu. Je conviens que la critique est amère et peut-être injuste; mais comment un homme qui a de l’esprit et des lumières et qui depuis bien des années ne cesse de parler avec le public de principes de gouvernement et de législation veut-il que je me charge de réformer cette injustice? Ne voit-il pas à quel despotisme,