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Les dates ont ici leur importance : la signature du traité était du 5 juin; la mise en demeure adressée à Valori est du 18. Ainsi, c’était en douze jours, avec la lenteur des postes et la difficulté des communications d’alors, que Frédéric, sous peine de tout briser, voulait avoir reçu la certitude d’une déclaration de guerre sur la Baltique et de l’arrivée d’une armée française sur le Rhin. La querelle cherchée était si mauvaise que Belle-Isle, en l’apprenant cette fois encore par une lettre éplorée de Valori, ne put s’empêcher d’y voir la volonté manifeste de manquer de parole. « Serait-il possible, écrivait-il, que le roi ne regardât pas encore le traité comme signé? Veut-il en faire dépendre l’exécution du concours de la Suède? Veut-il regarder le traité comme non avenu, si l’on ne remplit pas toutes ses fantaisies? Cependant, ajoutait-il après réflexion, la situation actuelle ne permet pas que nous prenions les termes au pied de la lettre, et l’excès de vivacité du prince doit nous servir de leçon pour être plus sage, et plus modéré. Il faut tirer tout le fruit possible d’une alliance que nous avons désirée et fermer les yeux et les oreilles sur les petites choses. »

En conséquence, il joignait à sa lettre particulière une autre ostensible destinée évidemment à passer sous les yeux du roi de Prusse lui-même : — « Je suis si convaincu, y était-il dit, que c’est dans le premier moment de vivacité que Sa Majesté prussienne vous a écrit cette lettre que, si vous étiez à portée de lui parler du cœur généreux et magnanime dont est ce prince, il serait embarrassé de s’être laissé aller à une pareille vivacité; mais quoique les princes soient hommes et, par conséquent, sujets aux défauts de l’humanité, il faut les respecter jusque dans leurs manquemens, surtout quand ils sont aussi aimables qu’est celui-ci, et que l’on doit croire, comme je n’en doute pas du tout, que le cœur, la réflexion de Sa Majesté n’ont aucune part aux menaces si peu fondées qu’il emploie dans la lettre qu’il vous a écrite[1]. »

Il aurait fallu, en effet, avoir le cœur bien dur pour n’être pas touché par tant de complaisance. Frédéric, d’ailleurs, connaissait son monde et n’usait point de menaces avec Belle-Isle depuis qu’il croyait avoir découvert d’autres moyens de le faire servir à ses desseins; aussi, sans cesser de prendre le verbe très haut avec Valori et de lui mettre à tout moment le marché à la main, se borna-t-il avec Belle-Isle à lui envoyer des exhortations pressantes, des supplications d’agir sans délai, de manière à prendre l’ennemi par surprise, le tout terminé toujours par un tableau éclatant de la

  1. Belle-Isle à Valori, de Francfort, 26 juin 1741. (Correspondance de Berlin. Ministère des affaires étrangères.)