Page:Revue des Deux Mondes - 1882 - tome 49.djvu/632

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la Naissance de Henri IV, d’Eugène Deveria, la Chasse au faucon, de Fromentin, le Général Prim, de Regnault? Et qui pensera que si, par aventure, il y avait eu ce mois dernier une vente importante d’œuvres de Ingres, de Decamps, de Rousseau ou de Delacroix, le ministre des arts eût grevé son budget futur ou demandé un crédit extraordinaire pour enrichir le Louvre de cinq nouveaux tableaux de ces maîtres? Or c’est justement ce qui doit étonner, inquiéter, effrayer dans ces acquisitions. C’est leur caractère, ce sont les tendances qu’elles marquent. On y voit non seulement une manifestation en l’honneur de Courbet, ce qui n’est rien, mais un manifeste en l’honneur d’un certain art, ce qui est grave. Rapprochez l’entrée au Louvre de huit ou neuf tableaux de Courbet de la suppression des ateliers officiels, des déclarations du ministre sur l’indépendance de l’art, des discussions passionnées à propos de l’école de Rome et de la décoration de M. Manet[1], et vous comprendrez qu’il y a menace de rupture entre l’administration et le grand art. On va combattre les idées de noblesse, de grâce, de grandeur et de beauté au profit d’un monstrueux idéal de brutalité et de bassesse. La liberté dans l’art, ce sont les nouvelles écoles d’ignorance et de vulgarité donnant l’assaut aux traditions des maîtres; c’est la revanche des « magots » de Teniers contre l’arrêt de Louis XIV; c’est la Vénus hottentote qui dit : Ote-toi de là! à la Vénus grecque.

Avec l’art libre, c’est-à-dire l’art des réalistes et des impressionnistes substitué à l’art officiel, c’est-à-dire à l’art des Flandrin et des Baudry, on nous promet l’art civil substitué à l’art religieux. Les commandes seront réservées exclusivement « aux mairies, aux préfectures et aux sous-préfectures. » C’est dans la logique des événemens. Il est permis toutefois de demander si les artistes et le public gagneront à cela. L’église est toujours un peu un musée. Mais quand on va à la mairie, on est occupé de tout autre chose que de regarder des peintures. Pour les préfectures et les sous-préfectures, il faut avouer que mettre là des peintures murales équivaut à décorer une cave. Vous imaginez-vous que le touriste qui va voir dans la cathédrale de Montauban le Vœu de Louis XIII ira de même à la préfecture attiré par quelque peinture ! A Paris, les étrangers qui ne manquent pas d’entrer à Saint-Sulpice pour les toiles de Delacroix et à Saint-Germain des Prés pour les fresques

  1. A propos de la croix de M. Manel, qui, d’ailleurs, est un parfait galant homme, comme à propos de la stupéfiante médaille du Salon de 1881 venant couronner la « charge » à l’huile de M. Rochefort et la caricature peinte d’un chasseur de lions, on a dit ceci : « Ce n’est pas l’œuvre de M. Manet qu’on récompense, c’est l’influence qu’il a eue sur l’école contemporaine qu’on reconnaît. » Or, justement à cause de cette influence qui est manifeste et qui a été pernicieuse, il était d’un mauvais effet de médailler et de décorer M. Manet.