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longues de quatre-vingts centimètres au moins, sont décochées par un arc de plus d’un mètre d’envergure, arc épais qu’on ne peut bander qu’en appuyant le pied gauche sur la corde. Ce sont là des traits qui valent déjà ceux de nos futures arbalètes ; presque aussi pesans que des javelots, ils ont assez de force pour percer à la fois boucliers et cuirasses. Et ces quartiers de roche qui bondissent sur la croupe escarpée des collines en fracassant tout sur leur passage, ne les dirait-on pas lancés de quelque énorme fronde par le bras des géans? Tout émus de ce spectacle, les porte-boucliers en oublient leur devoir ; ils se jettent précipitamment de côté et laissent à découvert les poitrines qu’ils ont charge de défendre. Un soldat vient d’avoir la cuisse cassée par une de ces avalanches, quand un Arcadien se jette devant Xénophon abandonné par son écuyer. Le léger bouclier du peltaste ne protégerait pas longtemps le stratège ; Xénophon s’empresse de gagner un angle de la montagne qui le met à l’abri.

S’il n’y avait qu’un ravin à traverser, qu’une seule éminence à conquérir, pour dur que fût l’effort, on s’y résignerait; malheureusement on marche à travers un entassement continu de pics et de rochers; on ne peut se porter en avant sans garder en même temps ses derrières. Tant que le dernier attelage du convoi n’a pas dépassé la hauteur conquise, il serait dangereux d’évacuer une position où l’ennemi viendrait sur-le-champ s’établir. Le plus grand embarras que crée à la colonne cette occupation successive des crêtes, c’est la nécessité de recueillir, avant de sortir du défilé, tous les petits postes qui ont jalonné la route. Pour se précipiter sur les détachemens qu’ils surveillent, les Carduques attendent le moment où ces détachemens descendront dans la vallée; ils font alors irruption de toutes parts et contraignent l’arrière-garde inquiète à s’arrêter brusquement. Partout où la route se resserre, on peut être assuré que les barbares auront pris les devans : la tête de la colonne, trouvant ainsi le passage fermé, n’a d’autre ressource que de faire halte, jusqu’à ce que l’arrière-garde ait gravi la montagne et gagné, comme le faucon, le dessus de l’ennemi. La queue de l’armée, au contraire, devient-elle l’objet de quelque attaque sérieuse, l’avant-garde, à son tour, doit rendre à l’arrière-garde le service qu’elle en a reçu. D’un bout du jour à l’autre les soldats ne font que monter et descendre; la descente, nous l’avons déjà dit, est souvent l’opération la plus périlleuse.

Se figure-t-on bien de quelles incroyables fatigues vient s’aggraver le labeur ordinaire de l’étape pour une armée ainsi harcelée? Et la neige avec ses tourbillons, la neige effaçant les sentiers, la neige couvrant les hommes au bivouac et engourdissant les bêtes de somme, n’est-ce pas pour cette troupe errante la suprême épreuve,