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Serge l’anime, qui donne son nom à la pièce, est un surmoulage d’un type bien connu au théâtre et plus encore dans le roman. Il est en effet, ce type, moins dramatique que romanesque: — dans le livre, un assemblage de contradictions lui tient lieu de caractère; sur la scène, il faut le sortilège de la représentation physique par l’acteur pour lui prêter un air de consistance morale. Petit-neveu du Wenceslas de la Cousine Bette, petit-cousin de Ladislas Bolski et frère de lait de Samuel Brohl, Serge Panine est un de ces personnages troubles et d’un charme troublant, séduisans comme des énigmes et méprisables au demeurant, généreux et vils, héroïques et lâches, qui prétendent justifier par l’énoncé d’une nationalité douteuse les diversités de leur âme et de leur conduite, et qui, sans trop de souci de ce que peuvent penser d’eux les Slaves, exercent avec licence de MM. les romanciers cette profession avantageuse de Slaves à l’étranger. Lorsque dans le livre ou dans la pièce un des comparses ou plutôt un des compères a dit du héros : « C’est un Slave, » tout le public s’écrie : « Oh! qu’il est bien Slave! » et les gens qui ont le bonheur de connaître un Polonais ou un Russe se penchent aussitôt vers l’oreille de leur voisin pour lui souffler d’un air entendu : « Un Slave! ah! mon cher! si vous saviez comme c’est cela!.. » Et si vous émettez un doute sur la vraisemblance de telle idée, de tel sentiment, de tel acte en regard de tel autre attribué au même personnage, ah! quelle piètre opinion vous donnez de votre psychologie : « Un Slave, monsieur! c’est un Slave! Puisqu’on vous dit que c’est un Slave! » Entendez que ce mot-là dit tout, répond à tout, et, honteux de votre objection, courez vous cacher!

Micheline Desvarennes et Jeanne de Cernay ne sont pas non plus pour nous surprendre par la nouveauté de leur type : c’est la femme blonde et la femme brune, dont la rivalité suffit à défrayer de pathétique tant de pièces de théâtre depuis les mélodrames de M. d’Ennery jusqu’au Sphinx du délicat M. Feuillet. Et prenez y garde : bien que sur la scène Micheline soit représentée par Mlle Brindeau, qui est brune, et Jeanne par Mme Léonide Leblanc, qui est blonde, moralement c’est le contraire qui est le vrai, et dans le roman les cheveux de chacune sont assortis à son âme : Micheline est une âme blonde et Jeanne est une âme brune; et la pièce, comme tant d’autres, pourrait avoir ce sous-titre : «Comment une blonde souffrit par la faute d’une brune et à la fin triompha d’elle. » L’auteur a tout le premier senti ce qu’avait cette rivalité d’avantageusement banal; même il a négligé cette scène entre les deux femmes, qui semblait, en un pareil sujet, la scène à faire au moins une fois; il a dédaigné de l’esquisser au cours de la pièce, bien qu’elle fût, selon l’usage, indiquée dans le roman vers la fin. Un tel parti-pris marque bien qu’il a discerné clairement les valeurs diverses des divers élémens de son drame : ce n’est pas sur ces deux femmes qu’il a porté l’effort de sa psychologie.