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date de cette pièce plus sûrement que ces 25,000 livres de rente qui permettent aux personnages du Demi-Monde de vivre comme on vivrait à peine aujourd’hui avec 100, plus sûrement que tel morceau de dialogue marqueté de bons mots qui déjà s’écaillent, et que telle tirade passée à l’état de citation. Telle est la destinée des comédies de mœurs, qui ne sont pas en même temps des comédies de caractères. Il serait injuste, en fin de compte, de dire que le Demi-Monde a vieilli. Une peinture de maître, qui demeure après des siècles aussi belle de couleur qu’au premier jour, ne vieillit pas parce que les costumes ou même les types des personnages ne se rencontrent plus sur le pavé de nos villes. Les mœurs passent et les comédies restent. Il est curieux seulement de noter quelles impressions diverses, à mesure que les mœurs changent, les comédies font sur les hommes.

Peu de jours avant le Demi-Monde, M. Emile Perrin avait repris le Supplice d’une femme, pour les débuts de Mlle Rosamond dans le rôle de Mathilde et de M. Garnier dans le rôle de Dumont. Ces deux jeunes gens ont du talent, Mlle Rosamond surtout; mais l’un est encore bien raide, et l’autre mal assurée. Si grand que fût leur zèle, qu’on a bien fait d’applaudir, il ne pouvait nous donner le change sur la valeur réelle de la pièce. Eh bien ! cette pièce-là, malgré certain couplet romantique du rôle d’Alvarez, malgré ce chiffre de trois millions qui suffit à décider de la ruine d’une odes plus grosses banques de Paris,» — ô mesquine enfance de la spéculation! — cette pièce-là n’est pas vieille ni menacée de vieillir. C’est qu’elle n’est pas attachée à une époque de notre histoire: elle est, par-delà ce décor des mœurs, profondément humaine. Supposez, pour mettre les choses à l’extrême, que l’indissolubilité du mariage soit abolie en France : il suffira toujours au spectateur d’un très petit effort d’esprit pour se replacer dans les conditions où l’ouvrage a été conçu, et alors quelle admirable crise d’âme pour solliciter son émotion, que celle où Mathilde, à bout de remords et révoltée contre l’esclavage de sa faute, tend elle-même à son mari la lettre de son amant! Par tout ce drame, où se reconnaît la sûreté de façon de M. Dumas, circule le génie actif et l’esprit net d’Emile de Girardin. L’auteur a touché, si je puis dire, jusqu’au plus secret d’une personne humaine : et c’est pourquoi son œuvre avant longtemps ne périra pas. Élever une comédie sur des « situations, » c’est prétendre bâtir sur des figures géométriques sans aucune réalité; la fonder sur des mœurs est l’établir sur un sol qui n’a pas de consistance; à celui-là seulement qui par-delà les mœurs atteint le caractère, c’est-à-dire un exemplaire de l’humanité, il appartient de compter sur le respect du temps.


LOUIS GANDERAX.