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Dieu ne saurait finalement abandonner son serviteur. Jusqu’à nos jours, cette pénombre fait la force des grandes âmes israélites. Le juif n’est pas résigné comme le chrétien. Pour le chrétien, la pauvreté, l’humilité sont des vertus ; pour le juif, ce sont des malheurs dont il faut se défendre. Les abus, les violences, qui trouvent le chrétien calme, révoltent le juif, et c’est ainsi que l’élément israélite est devenu, de notre temps, dans tous les pays qui le possèdent, un grand élément de réforme et de progrès. Le saint-simonisme et le mysticisme industriel et financier de nos jours sont sortis pour une moitié du judaïsme. Dans les mouvemens révolutionnaires français, l’élément juif a un rôle capital. C’est ici-bas qu’il faut réaliser le plus de justice possible. La tikva juive, a la confiance, » cette assurance que la destinée de l’homme ne saurait être frivole et qu’un brillant avenir de lumière attend l’humanité, n’est pas l’espérance ascétique d’un paradis contraire à la nature de l’homme ; c’est l’optimisme philosophique, fondé sur un acte de foi invincible dans la réalité du bien.

Cohélet a sa place définie dans cette histoire du long combat de la conscience juive contre l’iniquité du monde. Il représente une pause dans la lutte. Chez lui, pas une trace de messianisme ni de résurrection, ni de fanatisme religieux, ni de patriotisme, ni d’es- time particulière pour sa race. Il n’y a rien après la mort. Le jour de Jéhovah ne vient jamais ; Dieu est au ciel ; il ne régnera jamais sur la terre. Cohélet voit l’inutilité des tentatives pour concilier la justice de Dieu avec le train du monde. Il en prend son parti. Une fois que l’homme a rempli ses devoirs élémentaires envers son créateur, il n’a plus qu’à vivre en paix, jouissant à son aise de la fortune qu’il a honnêtement acquise, attendant tranquillement la vieillesse, la décrivant en jolies phrases. Le tempérament fin et voluptueux de l’auteur montre qu’il avait pour se consoler de sa philosophie pessimiste plus d’une douceur intérieure. Comme tous les pessimistes de talent, il aime la vie ; l’idée du suicide qui traverse un moment l’esprit de Job[1], à la vue des abus du monde, ne lui vient pas un moment à la pensée.

Voilà l’intérêt capital du livre Cohélet. Seul, absolument seul, il nous représente une situation intellectuelle et morale qui dut être celle d’un grand nombre de juifs. L’incrédule écrit peu, et ses écrits ont beaucoup de chances de se perdre. La destinée du peuple juif ayant été toute religieuse, la partie profane de sa littérature a dû être sacrifiée. Le Cantique et le Cohélet sont comme une chanson d’amour et un petit écrit de Voltaire égarés parmi les in-folio d’une bibliothèque de théologie. C’est là ce qui fait leur prix. Oui, l’histoire

  1. Job, VII, 15.