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en voit mieux que personne le côtés faibles. Aujourd’hui comme il y a deux mille ans, il clorait volontiers le rouleau sacré par cette petite réflexion de lecteur ami de ses aises : « Assez de livres inspirés comme cela! Trop lire fatigue la chair[1]. »


V.

Le livre Cohélet ne commence à faire parler de lui que vers la fin du Ier siècle de notre ère. Après la destruction de Jérusalem par Titus, le centre de l’autorité juive se transporte à Iabné ou Iamnia, à quatre lieues et demie environ au sud de Jaffa[2]. Là, le judaïsme s’organise et se resserre; là, en particulier, vers l’an 80 de notre ère, se pose la question des livres anciens qu’il faut conserver et qui doivent faire partie du Canon. Job, Ezéchiel, le Cantique des cantiques et les Proverbes prêtaient à plus d’une objection, à cause de quelques images étranges, de certaines hardiesses et d’un ou deux tableaux libres. Ou les conserva néanmoins. La question du Cohélet fut également agitée[3]. Le ton libertin qui y règne avait de quoi troubler une époque aussi pieuse. La discussion fut vive; le livre l’emporta cependant[4]. Quelques versets d’apparence religieuse[5] sauvèrent le reste. Le temps, d’ailleurs, était aux interprétations bizarres. On ne cherchait plus dans un livre son sens naturel. On y cherchait mille sens auxquels l’auteur n’avait jamais pensé. On eût trouvé des mystères sublimes dans des amas de lettres jetées au hasard. Un texte ancien était devenu un grimoire qui servait à des jeux de mots. Que le texte signifiât ceci ou cela, c’était chose fort indifférente. On n’avait plus d’yeux pour voir ni pour lire. En général, du reste, on lit mal quand on lit à genoux.

Avec de tels procédés, il n’est pas surprenant qu’on ait pu faire d’un dialogue d’amour un livre d’édification, d’un livre sceptique un livre de philosophie sacrée. Les docteurs de Iabné ne comprirent rien ni à l’un ni à l’autre, et ce fut fort heureux; car, s’ils eussent compris, certainement ils eussent détruit les livres qui les scandalisaient. L’erreur accréditée sur l’auteur des deux livres fut aussi, à quelques égards, salutaire. On les croyait de Salomon, et une origine si respectable empêchait de voir les objections. La Sagesse de Jésus, fils de Sirach, qui n’offrait pas de difficultés à beaucoup

  1. Ch. XII, 12.
  2. Voir les Evangiles, p. 19 et suiv.
  3. Mischna, Eduioth, V, 3; Jadaim, III, 5; Aboth derabbi Nathan, c. I.
  4. Voir les Evangiles, p. 35.
  5. Par exemple,XIi, 9; XII, 1, et même XII, 13-15, passage qui, à l’époque du sanhédrin de Iabné, devait déjà être envisagé comme une partie intégrante du livre Cohélet.