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à Jean de Gischala, on a peine à comprendre qu’une même race ait produit des apparitions si diverses. Quand on le compare à l’Israélite moderne, que nos grandes villes commerçantes d’Europe connaissent depuis cinquante ans, on trouve une singulière ressemblance. Attendez deux mille ans, que la fierté romaine se soit usée, que la barbarie ait passé, vous verrez combien ce fils des prophètes, ce frère des zélotes, ce cousin du Christ, se montrera un mondain accompli ; comme il sera insoucieux d’un paradis auquel le monde a cru sur sa parole ; comme il entrera avec aisance dans les plis de la civilisation moderne; comme il sera vite exempt du préjugé dynastique et féodal; comme il saura jouir d’un monde qu’il n’a pas fait, cueillir les fruits d’un champ qu’il n’a pas labouré, supplanter le badaud qui le persécute, se rendre nécessaire au sot qui le dédaigne. C’est pour lui, vous le croiriez, que Clovis et ses Francs ont frappé de si lourds coups d’épée, que la race de Capet a déroulé sa politique de mille ans, que Philippe-Auguste a vaincu à Bouvines, et Condé à Rocroi. Vanité des vanités! la bonne condition pour conquérir les joies de la vie que de les proclamer vaines! Nous l’avons tous connu, ce sage selon la terre, qu’aucune chimère surnaturelle n’égare, qui donnerait tous les rêves d’un autre monde pour les réalités d’une heure de celui-ci; très opposé aux abus, et pourtant aussi peu démocrate que possible; avec le pouvoir à la fois souple et fier; aristocrate par sa peau fine, sa susceptibilité nerveuse et son attitude d’homme qui a su écarter de lui le travail fatigant, bourgeois par son peu d’estime pour la bravoure guerrière et par un sentiment d’abaissement séculaire dont sa distinction ne le sauve point. Lui qui a bouleversé le monde par sa foi au royaume de Dieu ne croit plus qu’à la richesse. C’est que la richesse est, en effet, sa vraie récompense. Il sait travailler, il sait jouir. Nulle folle chevalerie ne lui fera échanger sa demeure luxueuse contre la gloire périlleusement acquise; nul ascétisme stoïque ne lui fera quitter la proie pour l’ombre. L’enjeu de la vie est selon lui tout entier ici-bas. Il est arrivé à la parfaite sagesse : jouir en paix, au milieu des œuvres d’un art délicat et des images du plaisir qu’on a épuisé, du fruit de son travail. Surprenante confirmation de la philosophie de vanité! allez donc troubler le monde, faire mourir Dieu en croix, endurer tous les supplices, incendier trois ou quatre fois votre patrie, insulter tous les tyrans, renverser toutes les idoles, pour finir d’une maladie de la moelle épinière, au fond d’un hôtel bien capitonné du quartier des Champs-Elysées, en regrettant que la vie soit si courte et le plaisir si fugitif! Vanité des vanités!


ERNEST RENAN.