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humaine, c’est toujours cependant un moment assez solennel que celui où un de ces grands et frêles esquifs, auquel sont confiées pour quelques jours tant de destinées, s’apprête à quitter le port. Personne n’a mieux rendu la majesté triste d’un de ces départs que le grand romancier Dickens, dans cette page où il raconte le départ du grand vaisseau des émigrans, qui emporte sans retour vers l’Australie le vieux pêcheur Peggotty et la fragile Emilie, la compagne d’enfance de David Copperfield. Il y a aussi grand nombre d’émigrans à bord du navire qui nous entraîne, d’une allure de plus en plus rapide, dans l’étroit chenal du port. Parmi ceux qui agitent leurs mouchoirs et répondent aux signaux d’adieux qu’on leur adresse de la jetée, beaucoup ne reverront jamais la terre qu’ils abandonnent. Aussi, lorsqu’un coup de canon annonce tout à coup que le bateau vient de dépasser la pointe du phare, et lorsqu’en moins de deux ou trois minutes on voit les figures chéries qu’on distinguait encore sur la jetée disparaître et s’abîmer en quelque sorte dans le néant, plus d’un à bord sent faillir son cœur et lui monter aux yeux les larmes, ne pouvant dire comme Childe Harold :

My greatest grief is that leave
Nothing that claims a tear.


Les premières heures de notre traversée sont employées par nous à entrer en relations les uns avec les autres. Nous sommes plus de trente Français nous rendant aux fêtes d’York-Town, qui connaissons à peine nos figures et nos noms. Notre petite bande se compose en effet d’élémens assez différens : officiers de l’armée de terre et de l’armée de mer, arrière-petits-fils du général Lafayette, descendans des anciens officiers de l’armée de Rochambeau ; les uns désignés par le gouvernement pour représenter leurs corps respectifs, les autres, au contraire, personnellement invités par le gouvernement des États-Unis en souvenir du passé. Le général Boulanger, dont le nom est bien connu de tous ceux qui ont été enfermés dans les murs de Paris pendant le siège; l’amiral Halligon, commandant la station navale des Antilles, que nous devons trouver à New-York, le marquis et la marquise de Rochambeau, sont les seuls dont je donnerai ici les noms. Les autres ne croiront pas cependant que je les aie oubliés. Peut-être ces pages passeront-elles sous les yeux de quelques-uns d’entre eux. Ils y trouveront des impressions qui nous ont été communes à tous, d’autres qui me sont tout à fait personnelles. Mais je suis certain de traduire une de ces impressions communes en disant qu’étrangers la veille les uns aux autres, arrivant des coins les plus différens de l’horizon politique, enclins peut-être, s’il faut